IVG dans la Constitution : “En théorie, le législateur peut toujours limiter l’accès à l’avortement”

IVG dans la Constitution : “En théorie, le législateur peut toujours limiter l’accès à l’avortement”

Le jour est historique. Ce lundi 4 mars, la France est devenue le premier pays à autoriser explicitement l’Interruption volontaire de grossesse (IVG) dans sa Constitution. Pour la 17e fois en soixante-six ans, tous les parlementaires se sont réunis en Congrès dans l’aile du Midi du Château de Versailles. Une large majorité – 780 sur 925 – a approuvé l’introduction à l’article 34 du texte fondamental de la phrase : “La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse”. Ce vote est la 24e révision de la Constitution de la Ve République depuis sa promulgation en 1958.

Alors que l’avortement est menacé à travers le monde, notamment aux Etats-Unis, cette journée a donc été hautement symbolique. Mais quelle sera la place de cette décision dans l’histoire de la Ve ? Pour répondre à cette question, L’Express s’est entretenu avec Laurie Marguet, maître de conférences en droit public, spécialisée dans le droit des libertés fondamentales.

L’Express : L’impact du vote qui s’est joué aujourd’hui à Versailles est-il similaire à celui qui a permis la constitutionnalisation de l’abolition de la peine de mort ?

Laurie Marguet : Oui et non. Oui, cette décision est comparable, dans le sens où la constitutionnalisation de l’abolition de la peine de mort, comme celle de l’IVG, se sont faites à des moments où ces deux droits n’étaient pas forcément en danger. La loi abolissant la peine de mort a été promulguée le 9 octobre 1981, quand son inscription dans la Constitution a eu lieu plus de vingt-cinq ans plus tard, le 23 février 2007. De la même manière, il n’y a pour le moment pas de recul de l’IVG en France, autorisé par la loi Veil le 17 janvier 1975. Nous inscrivons avant tout ces droits dans notre loi fondamentale à des fins symboliques pour, dans le premier cas, mettre en valeur l’importance de la vie humaine pour l’interdiction de la peine de mort, et, dans le second, les droits reproductifs et sexuels des femmes. Ce sont deux moments où le politique a souhaité consacrer ces droits fondamentaux dans le texte constitutionnel, non pas par nécessité, mais parce que le contexte national ou international rendait cette inscription propice. Il y a donc effectivement une comparaison possible en ce qui concerne la portée du message politique.

Les choses sont différentes sur le plan technique. L’abolition de la peine de mort est consacrée dans un article à part entière, l’article 66-1 de la Constitution, qui indique que “Nul ne peut être condamné à mort”. Une phrase interdit donc les condamnations à mort. La rédaction est différente pour l’IVG, qui est consacrée à l’intérieur de l’article 34 de la Constitution. Ce dernier a une fonction très particulière : lister les matières et les thématiques qui ne peuvent être réglementées que par une loi. Quand vous voulez modifier quelque chose en lien avec une de ces thématiques, vous devez absolument faire intervenir le Parlement. Le gouvernement ne peut donc plus toucher à l’IVG directement, par un texte de nature réglementaire. Mais ce changement n’est pas non plus un bouleversement : cela revient à dire que l’IVG peut seulement être modifiée par la loi. En théorie, le législateur peut donc légiférer pour limiter l’accès à l’avortement.

Cette inscription dans la constitution ne protège-t-elle donc pas l’IVG ?

Si, en raison d’un mot. La vraie plus-value du texte adopté aujourd’hui tient dans sa formulation. On précise que l’IVG est une liberté “garantie” par la loi. Le mot “garantie” est très important : il signifie, normalement, que le législateur ne peut pas intervenir pour supprimer l’IVG. On ignore cependant quelle sera l’étendue des protections qui vont être attachées à cette “garantie”. Une seule chose est sûre : une loi qui voudrait supprimer l’IVG serait désormais contraire à l’article 34. Mais la question subsiste : une loi qui voudrait faire réduire le délai légal pour avoir recours à l’avortement de 14 à 12 semaines, ou qui limiterait sa gratuité, pourrait peut-être ne pas être considérée par le Conseil constitutionnel comme menaçant la “garantie” de l’IVG – et finir par être adoptée.

Si l’on vous suit, il y a donc moins de “verrous” de protection sur l’IVG que sur l’abolition de la peine de mort. Comment l’expliquer ?

L’explication est politique. Il y a un an et demi, une première version proposait d’inscrire dans le texte constitutionnel que la loi garantit “l’effectivité” et “l’égal accès” à l’IVG. Ses défenseurs souhaitaient que ce texte-là ne soit pas dans l’article 34, mais dans un article à part. Cette version n’a jamais été acceptée par le Sénat, qui a indiqué qu’il était hors de question d’aller aussi loin dans la protection de l’IVG. La Chambre haute avait ensuite proposé une inclusion de l’IVG a minima dans la Constitution, avec seulement une mention au sein de l’article 34. Cela ne changeait rien à la protection du texte dans la loi. Dans la nouvelle version, celle votée ce 4 mars, le gouvernement a tenté de mettre d’accord l’Assemblée nationale et sa conception plus progressiste avec le Sénat et sa vision plus conservatrice. Un compromis a été adopté : garder dans l’idée la version du Sénat (l’article 34) mais en ajoutant le mot “garantie” pour empêcher les atteintes possibles trop fortes à l’IVG.

Cette inscription dans la Constitution intervient alors que l’accès à l’IVG est menacé dans le monde. On pense notamment aux Etats-Unis, avec le renversement en 2022 de l’arrêt Roe vs Wade, qui garantissait le droit à l’IVG aux Etats-Unis. Est-ce la première fois qu’une modification de la Constitution est aussi influencée par le contexte international ?

La constitutionnalisation de l’abolition de la peine de mort a été totalement influencée par le contexte international. Au moment où on a ratifié des conventions internationales de protection des droits de l’homme, le Conseil constitutionnel a soulevé un problème : la Constitution, qui n’interdisait pas la peine de mort, était en désaccord avec ces pactes. Il a donc fallu changer notre loi fondamentale pour pouvoir les intégrer. Ce n’est donc pas la première fois que nous changeons notre Constitution en raison d’une actualité internationale. Il est cependant vrai qu’il est rare que soit autant assumé le fait qu’une décision étrangère ait influencé le processus de constitutionnalisation. Mais cela est effectivement lié au fait que la suppression de l’arrêt Roe vs. Wade ait fait l’effet d’une bombe.

Interrogé sur la question, le président du Sénat, Gérard Larcher, avait déclaré que La Constitution n’était “pas un catalogue de droits sociaux et sociétaux”. Cette question fait-elle débat chez les constitutionnalistes ? Certains considèrent-ils que l’on peut modifier la Constitution à l’envi, quand d’autres non ?

Un débat oppose les constitutionnalistes sur ce point. Certains pensent à la Constitution comme un texte sacré, auquel il ne faudrait pas trop toucher. C’est une conception un peu traditionnelle : le texte a été créé ainsi en 1958, de manière assez pragmatique, dans le but de concevoir un “mode d’emploi de l’Etat”. Il faut donc, selon eux, le garder ainsi. De l’autre côté, nous trouvons ceux qui soulèvent que, même en 1958, certains droits ont été inscrits dans la Constitution, comme le principe d’égalité. Des symboles ont également été ajoutés, comme la Marseillaise, ou le drapeau tricolore. Certaines choses sont du domaine du symbolique, même si nous ne faisons effectivement pas un catalogue de droits fondamentaux comme en Allemagne. Ces constitutionnalistes estiment que d’un point de vue juridique, rien ne nous empêche ni d’ajouter des droits, ni de changer la manière dont nous percevons le texte.

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