IVG : quand les Romains étaient progressistes, et le XIXe siècle régressif

IVG : quand les Romains étaient progressistes, et le XIXe siècle régressif

Si l’inscription dans la Constitution française d’une “liberté garantie” aux femmes de recourir à l’IVG n’a pas fait surgir ou resurgir un débat comparable à celui qui fait rage aux Etats-Unis, certains élus et commentateurs, essentiellement de droite, continuent de s’opposer à cette pratique. Ces conservateurs, en l’espèce, rejoignent la position de leurs homologues américains, selon laquelle la vie s’avère “sacrée” dès la conception et sa préservation relevant d’un impératif moral.

Cette position s’accompagne d’un préjugé répandu selon lequel l’acceptation sociale de l’avortement, au regard de l’histoire humaine, serait récente, notamment encouragée par la vague de libéralisation des mœurs des années 1960. La réalité est tout autre. Pendant des milliers d’années, nos ancêtres chasseurs-cueilleurs ont vécu dans des communautés de petite taille dans lesquelles, pour reprendre les termes du sociologue américain Robert Nisbet dans Prejudices : A Philosophical Dictionary (1982), “la sentimentalité à l’égard de la vie fœtale, et même envers le nouveau-né, était absente”. Possédant littéralement un droit de vie ou de mort sur les nourrissons et les enfants à naître, ces groupes humains l’exerçaient en fonction des ressources de la communauté, du ratio existant entre hommes et femmes et de la santé de l’enfant. La véritable naissance, plus tardive, prenait la forme d’un rituel d’admission dans la communauté.

Chez les Romains, l’autorité du pater familias s’exerçait quasiment sans limites sur les autres membres du foyer, y compris les fœtus. La parenté, en l’occurrence, reposait sur la tradition et la coutume – qui permettaient notamment l’adoption – bien plus que sur l’acte concret de la naissance et les liens du sang. Quant aux philosophes grecs Platon et Aristote, ils approuvaient l’avortement dans certaines conditions, le premier comme outil de contrôle de la population, le second comme apanage de la liberté familiale. Nisbet note aussi qu’Hippocrate, de son côté, intimait aux médecins de ne pas fournir aux femmes de “pessaire abortif”… sans se prononcer sur les autres moyens possibles.

Le christianisme, en apparence sévère envers l’avortement, ne le fut pas toujours dans les faits. Nisbet note qu’aucune religion, dont le christianisme, ne reconnaît la fausse couche, provoquée ou non, comme une mort à commémorer par la prière et le rituel. La Bible elle-même n’interdit pas explicitement l’avortement. Dans l’ensemble, celui-ci reste, au même titre que l’adultère ou l’orgueil, un péché, tantôt mortel, tantôt véniel, selon qu’il est pratiqué avant l'”animation” – l’apparition de l’âme – du fœtus.

En France, si l’édit de Henri II de 1556 punissait de peine de mort avortement et infanticide, la jurisprudence de l’Ancien régime semble avoir été peu rigoureuse. Pendant longtemps, dans l’ensemble, l’avortement s’est vu théoriquement condamné par les gouvernements civils et religieux, mais en pratique toléré, non pas au nom des droits individuels, notion encore très limitée, mais parce que l’autorité qui régissait en premier lieu la vie des individus, explique Nisbet, restait celle de la famille.

Des raisons et des sentiments

La rupture s’est produite au XIXe siècle, sous l’effet de préoccupations morales, démographiques et militaires. “Le souci contemporain à l’égard de l’avortement, explique Nisbet à propos du monde anglophone, trouve sa source dans le XIXe siècle tardif, [quand il] devient la pièce centrale d’une croisade morale, tout comme l’alcool, le tabac, le sexe avant le mariage, la masturbation, la consommation de viande, les narcotiques, et l’ouverture du saloon le dimanche”. Le sociologue évoque une “gigantesque croisade orchestrée par la classe moyenne contre les mœurs et les coutumes des autres classes, y compris les classes supérieures”. C’est aussi à cette époque que l’enfance prend une nouvelle dimension sentimentale, les parents se voyant encouragés à se rapprocher de leurs enfants, qui ne sont plus seulement considérés comme des adultes miniatures mais des êtres à part entière. Il en découle une certaine idéalisation de la grossesse… et des fœtus.

En France, le contexte géopolitique, après 1870 et surtout 1918, alimente les positions natalistes comme celle de la Ligue contre le crime d’avortement. Dans le Code pénal de 1810, l’avortement s’était vu défini comme un crime, jugé par une cour d’assises, et puni d’une peine de réclusion. Les jurys d’assises étant considérés comme trop indulgents, la loi du 21 mars 1923 définit l’avortement comme un délit, dans l’espoir qu’en donnant compétence aux juges professionnels, les peines seront mieux appliquées.

Fait révélateur, ce sont les régimes autoritaires, désireux de pouvoir disposer d’une main-d’œuvre industrielle et militaire nombreuse, et voyant d’un mauvais œil l’autonomie des familles, toujours susceptibles de faire obstacle à leurs ambitions, qui ont édicté les lois contre l’avortement les plus strictes. De fait, la Russie tsariste, l’URSS de Staline, l’Italie de Mussolini, l’Allemagne de Hitler et la France de Vichy ont toutes cherché à restreindre ou interdire l’accès à l’avortement. Sous Vichy, selon la loi du 15 février 1942, l’avortement était ainsi considéré comme un crime d’Etat passible de la peine de mort.

Après la Seconde Guerre mondiale, la défense de l’avortement, croissante, s’est faite selon des justifications tout à fait nouvelles au regard de sa longue histoire : non plus l’autonomie des familles mais la liberté individuelle, en l’espèce celle des femmes à disposer de leur corps, y compris à l’encontre de l’autorité familiale. “De façon ironique, constate Nisbet, l’acte d’avorter se voit conférer […] la même signification, sacrée, autrefois octroyée à la naissance” Et de façon surprenante, l’opposition contemporaine à l’IVG, en défendant le “droit à la vie”, y compris dès la conception, s’avère une conception tout aussi individualiste que la défense de l’avortement.

En définitive, on peut sans doute s’amuser de l’étonnante proximité existant entre les progressistes d’aujourd’hui et les Romains d’hier, et du désaccord inattendu entre les conservateurs contemporains, férus de tradition, et les traditions réellement en vigueur jadis.

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