“Je suis un raisonnable, un pragmatique” : quand Bardella s’essaie au “en même temps”

“Je suis un raisonnable, un pragmatique” : quand Bardella s’essaie au “en même temps”

Le DJ est presque arrivé à l’heure. C’est la tradition. Au Rassemblement national, les militants ont droit à leur dose de chansons un peu ringardes avant le début de chaque meeting. La groupie du pianiste a été remixée pour l’occasion, et ça chamboule cet ancien de la légion étrangère, frontiste depuis 30 ans, venu assister au lancement de campagne européenne du parti d’extrême droite à Marseille. Le volume est poussé à bloc. Jordan Bardella et Marine Le Pen font leur entrée sur une sorte de musique électro et traversent la foule entourés d’une horde de journalistes.

Ces élections sont le deuxième round pour le jeune prodige de l’extrême droite, Jordan Bardella, déjà tête de liste pour le parti aux élections européennes de 2019. Cette fois-ci, les sondages avoisinent les 30 %, meilleur score jamais réalisé lors d’un scrutin européen par le RN. Marine Le Pen a confié à son poulain la mission de dépasser ce score. A 28 ans, l’eurodéputé marche sur l’eau, conforté par une nouvelle dimension médiatique acquise à force d’occuper les plateaux de télévision, et par le traitement indulgent que lui réserve la Macronie, qui semble préférer à Marine Le Pen sa progéniture politique.

Rassurer à tout prix

Pour cette nouvelle campagne, Jordan Bardella n’a donc qu’un mot en tête : rassurer. Et qu’est-ce qui rassure les Français, aujourd’hui ? La droite, évidemment. Depuis des mois, il multiplie donc les signaux plus ou moins grossiers. Son ambition : attirer l’électorat zemmouriste de 2022, et même celui de Nicolas Sarkozy 2007. Dans ses vidéos publiées sur les réseaux sociaux, il glisse un ouvrage de l’ancien président de la République. Dans ses discussions avec la presse, il cite l’économiste François Lenglet et parle “d’économie ouverte”. Aux patrons d’entreprises, il vante les mérites de l’ascenseur social, dit sa fierté de voir que la plus grosse fortune mondiale, LVMH, est française. Électeurs de droite, croyez-le ! Aucune raison d’avoir peur du Rassemblement national.

Le RN, pro Frexit, comme le dit le camp présidentiel ? Grands dieux, non ! Cette histoire est loin derrière lui. Les frontistes aujourd’hui, comme en 2019, envisagent seulement de transiter tranquillement vers une “alliance européenne des Nations”. Il suffira, pour cela, de renégocier les traités. Terminées, les déclarations trop europhobes susceptibles d’effrayer de nouveaux sympathisants. Et puis, le parti n’est pas à un revirement prêt. “Je suis un raisonnable, je suis un pragmatique”, revendique aujourd’hui Bardella. “Je suis la voie de la raison face aux extrêmes” ose-t-il même, sourire goguenard. L’héritier de Jean-Marie Le Pen, chantre du camp de la raison ?

Beaucoup de marketing et peu de nouveautés

Rassurer, ce n’est pas sorcier. La recette est même simple et porte un nom connu : le marketing. Le 29 février, quai de Grenelle, Jordan Bardella dévoile, Powerpoint à l’appui, sa nouvelle stratégie, la stratégie dite tricolore, “élaborée par Marine et moi-même”, précise-t-il. Un classement des différentes lignes rouges, ou pas, des futures négociations à l’échelle européenne. Sont validées, en vert, les mesures de “bon sens”, terme aussi pratique que vide de sens. Sont ainsi approuvés par le parti le programme Erasmus, les coopérations industrielles ou scientifiques. L’espace Schengen ou le financement de Frontex, eux, devront faire l’objet de nouvelles négociations, et sont donc rangés dans le dossier orange. Quant à la gestion de l’immigration, la diplomatie, la défense ou la souveraineté énergétique, il s’agit pour le RN de lignes rouges, qui touchent aux “intérêts vitaux de la nation”. Le programme frontiste de 2019, somme toute, doté d’un nouvel emballage lénifiant et vendu avec pédagogie.

La vision de l’Europe du RN reste la même : mettre en place un modèle de coopération alternative, basé sur une réécriture des traités. “Nous souhaitons définir un nouveau traité, qui sera celui de la coopération des nations”, assure Bardella. Le traité en question n’a pas encore été rédigé et ne le sera pas d’ici les élections européennes du 9 juin. Par ailleurs, pour modifier les traités, il est nécessaire d’organiser une “convention”, avec l’accord des dirigeants européens. “Mais oui, ils seront d’accord, balaie le frontiste. Quand vous avez l’opinion et les peuples de votre côté, tout est possible.” Et surtout, rappelez-vous : “Notre volonté, c’est de tout changer sans rien détruire.”

Gommer les irritants

Le plus important est de gommer les irritants. Sur les sujets plus sensibles, Jordan Bardella enchaîne les formules creuses et revendique, mains jointes en signe d’apaisement : “Il faut trouver le bon équilibre.” Sur l’écologie ? Certes il s’agit d'”un des grands défis de sa génération”, voici donc la position : “Je réfute toute forme de fanatisme et pense que le défi climatique et environnemental doit être abordé sereinement.” Sur la gestion des relations avec la Russie de Vladimir Poutine, alors que la Macronie dépeint le RN en agent de Poutine ? “La question est de savoir quelle attitude on adopte. La première, c’est de garder son calme et son sang-froid.” A ses adversaires macronistes : “Mettez un peu d’eau froide sur votre visage, tout va bien se passer.”

Devant ses électeurs, à Marseille, Jordan Bardella présente donc sa vision tranquillisante de l’alternance : “Il nous est possible de faire autrement : avec bon sens, respect des gens, sens de l’unité nationale et du bien commun.” Mais ne se prive pas, pour autant, de recycler les formules à l’ancienne : “Face à la continuité dans le pire, nous sommes la promesse du changement. Face au camp du renoncement, nous sommes celui de la puissance française.” Ou encore : “Nous ne portons ni le défaitisme de ceux qui veulent isoler la France, ni l’angélisme de ceux qui approuvent tout sans jamais se rebeller.” La cité phocéenne, ce dimanche, a vu naître un nouvel “en même temps”. Celui-ci est frontiste, emprunte à la Macronie ses éléments de langage et a pour corollaire une absence de consistance idéologique. Et c’est bien Jordan Bardella qui le résume le mieux : “Le ‘en même temps’ est devenu un tout et son contraire”.

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