Journalistes, politiques et même policiers… Comment l’Est recrutait ses espions français

Journalistes, politiques et même policiers… Comment l’Est recrutait ses espions français

Vincent Jauvert a ce talent d’enquêter là où les autres journalistes ne sont pas encore allés farfouiller. Après avoir raconté la face cachée du quai d’Orsay, puis les arrière-cuisines de la haute fonction publique, l’ancien grand reporter à L’Obs explore, dans A la solde de Moscou (Seuil), à paraître le 1er mars, les secrets des archives de la Statni bezpecnost (STB), les services de renseignement tchécoslovaques. Il y a trouvé des noms de Français, recrutés par ce satellite de l’URSS pendant la guerre froide. Des journalistes, des policiers, des hommes politiques… de premier plan.

Jauvert nous plonge dans un demi-monde, avec ses codes et ses modes opératoires. La facilité avec laquelle les Tchèques opéraient déconcerte, l’impunité des espions aussi. Les similitudes avec ce que présente Iegor Gran dans L’Entretien d’embauche au KGB (Bayard), tiré d’un manuel de l’école d’espionnage daté de 1969, sautent aux yeux. On y découvre l’art des agents de l’Est pour la manipulation lente, “l’implication progressive”, lit-on dans le bréviaire, comme une toile lentement tissée qui finit par se refermer sur sa cible. La STB a procédé ainsi avec Gérard Carreyrou. Jauvert révèle que l’ancien chef du service politique d’Europe 1 et directeur de l’information de TF1 a renseigné la STB pendant quatre ans, de juin 1981 à novembre 1985. Il a déjeuné 37 fois avec Daniel Litecky, un agent tchèque sous couverture diplomatique, jusqu’à disposer d’un nom de code, “Frank”, puis “Fantl”. A son corps défendant ? Carreyrou l’affirme aujourd’hui. “C’est un tissu de mensonges. Je n’étais à la solde de personne”, clame-t-il auprès du Point, expliquant que “cela faisait partie du métier de sortir, de rencontrer des gens, de déjeuner”.

Cancer de Mitterrand

Journaliste naïf ou agent en toute connaissance de cause ? Trancher le débat a son importance mais les faits bruts sont suffisamment intéressants : 1) Carreyrou fournissait des informations confidentielles à son interlocuteur ; 2) la STB le considérait comme un de ses affidés. Jamais de paiement en liquide, en revanche, seulement en déjeuners et en cadeaux. Cette relation raconte les méthodes des espions de l’Est : maintenir, dans certains cas, l’ambiguïté sur la nature de leur arrangement avec la cible. “Je lui ai répondu que notre collaboration n’était pas vraiment de l’espionnage”, écrit le lieutenant-colonel Daniel Litecky, un jour que Carreyrou s’inquiète, selon les archives de la STB obtenues par Vincent Jauvert.

Parmi les informations que Carreyrou partage, les gros problèmes de santé de François Mitterrand, qui se fait régulièrement soigner au Val-de-Grâce. A l’époque, son cancer est encore secret. Le chef du service politique d’Europe 1 donne aussi des indications sur une synagogue fréquentée par des Américains de l’Otan en Belgique. Litecky envisage de l’infiltrer. A partir de fin 1984, le journaliste prend toutefois ses distances. Après un an à lui courir après, la STB met fin à la collaboration.

Les autres relations d’espionnage découvertes par Vincent Jauvert dessinent parfois des profils polyvalents, utilisés par la STB à diverses basses œuvres. Ainsi d’Albert-Paul Lentin. Ce journaliste au Nouvel Observateur, recruté sur des bases idéologiques, était l’homme à tout faire des Tchécoslovaques dans les milieux politiques français. Il rédigeait des notices biographiques sur le personnel du pouvoir – 107 en onze ans –, ainsi que des notes d’analyse. Pour son labeur, “Heman”, son nom de code, est payé 1 000 francs par mois. Il aidera même à recruter un de ses confrères de L’Obs, opération finalement avortée. La STB lui demande encore, à l’occasion, de désinformer dans les colonnes de L’Obs. En décembre 1966, il fait diffuser un faux bulletin diplomatique américain sur le sort de l’Algérie, dans le but de fâcher Paris et Washington.

Faux testament d’Adenauer

La désinformation était la spécialité de la STB. Jean Clémentin, dit “Pipa” (robinet en tchèque), rédacteur en vue au Canard enchaîné, acceptera de s’y adonner plusieurs fois. En 1963, il publie le faux testament de l’ancien chancelier allemand Konrad Adenauer, contenant des propos pro-français, dans le but d’”accroître les divisions” en Allemagne de l’Ouest. Comme toujours, cette obsession d’élargir les fractures dans les pays occidentaux. A la manière de Lentin, “Pipa” est recruté en recourant à la fois à l’idéologie et à l’argent : la STB l’aide à payer sa maison à Meudon.

De manière générale, les agents de l’Est progressaient à tâtons dans leur recrutement : d’abord des échanges oraux, on en restera d’ailleurs à ce stade avec Claude Estier, appelé à devenir président du groupe PS au Sénat trente ans plus tard. Puis des rapports écrits sur des thèmes politiques généraux : Paul-Marie de La Gorce en écrit pour le GRU, le renseignement militaire soviétique dès 1960, apprend la STB. Il sera conseiller ministériel à Matignon sous Pompidou, et probablement l’un des espions les plus importants de l’URSS en France dans les années 1970, sous le nom d’”Argus”. Jean-Claude Levy, dit Jean-Claude Dumoulin, produisait lui aussi ce type de rapports pour les Tchèques. Il est le bras droit d’André Ulmann, dont le journal, La Tribune des Nations, était financé par le KGB. Prague transmettait de toute façon toutes ses informations à Moscou.

Les opérations plus complexes étaient demandées seulement ensuite, si l’agent avait été officiellement approuvé. Il faudra cinq ans à la STB pour procéder au recrutement formel de “Samo”, sans doute la plus belle prise de leur histoire. Le policier Gérard Leconte, conseiller du préfet de police de Paris, est un sympathisant de la SFIO, la gauche socialiste. Il est approché par un faux diplomate tchèque le 3 mars 1960, au détour d’une projection de film à Paris. S’ensuivent quelques rendez-vous au cours desquels l’agent de police donne des renseignements oraux et évoque son “manque d’argent”. L’officier de Prague a saisi le message.

“Samo”, le “perfect spy”

Le 15 juillet 1965, Gérard Leconte devient donc “Samo”, sa femme est “Pozorna”. Il accepte une première enveloppe de 1 000 francs, puis 5 000, puis 6 000. En échange, le conseiller du préfet livre des documents secrets, y compris des notes du SDECE, l’ancêtre de la DGSE, sur les techniques du KGB. Il partage aussi les comptes-rendus d’écoutes téléphoniques de ministres ou de journalistes auxquels il a accès ; ou encore des “notes blanches” des Renseignements généraux. La STB sait tout sur les mœurs du Tout-Paris.

Enfin, en septembre 1966, le service secret active sa manœuvre préférée, la désinformation à l’aide d’un faux document. “Samo” fait passer à un préfet de police une fausse lettre anonyme, affirmant que Pavel Tigrid, opposant tchèque en exil, est en réalité… à la fois un agent de l’Est et un espion de la CIA. Le préfet alerte immédiatement le renseignement français. L’opération est un succès, Leconte touche une prime.

Mais toutes les choses risquées ont une fin. Ce “perfect spy”, comme l’écrit Jauvert, finira par être lourdement soupçonné. Comme dans un film d’espionnage, un agent tchèque passe un appel codé à “Pozorna”, le 26 janvier 1971. Les époux Leconte seront interrogés, ils reconnaîtront seulement des confidences au PCF. L’affaire est enterrée, “Samo” est simplement muté dans un service moins sensible. A l’arrivée de la gauche au pouvoir, en 1981, il sera promu directeur de la Maison de Nanterre, un établissement d’accueil pour sans-abris. Comme si de rien n’était.

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