Kaja Kallas : “L’ambiguïté stratégique d’Emmanuel Macron sur l’Ukraine est une bonne chose”

Kaja Kallas : “L’ambiguïté stratégique d’Emmanuel Macron sur l’Ukraine est une bonne chose”

Alors que les troupes ukrainiennes perdent du terrain et que 60 milliards de dollars d’aide sont toujours bloqués au Congrès américain, les 27 dirigeants de l’Union européenne se retrouvent à Bruxelles ce jeudi 21 et vendredi 22 mars. Comment aider l’Ukraine à gagner la guerre ? Comment réarmer l’Europe au plus vite ? La cheffe du gouvernement estonien, membre de la même famille politique qu’Emmanuel Macron, a accordé un entretien à plusieurs médias européens dont L’Express.

L’Express : Le président français a-t-il raison de ne pas vouloir exclure l’envoi de troupes au sol en Ukraine ?

Kaja Kallas : Pour une fois, nous semons le doute dans le camp russe sur ce que nous pourrions faire. Jusqu’à maintenant, nous avions surtout été transparents sur ce que nous n’allions pas faire. L’ambiguïté stratégique est une bonne chose, car il ne faut pas oublier que les Russes craignent de faire la guerre à l’Otan. Devant mon Parlement, j’ai également refusé de promettre que nous n’enverrions aucun soldat estonien en Ukraine. La seule personne qui aurait besoin de cette information, c’est Vladimir Poutine ! Souvenez-vous, en 2022, une semaine avant l’invasion, Joe Biden a laissé entendre qu’il ne se passerait rien en cas d’incursion mineure de la Russie en Ukraine. Les Russes se sont dit qu’ils pouvaient passer à l’action.

Si l’Ukraine perdait face à la Russie, quel est le risque pour l’Estonie ?

Le danger pour l’Estonie est le même que pour votre pays. Il n’y a pas d’alliés de première ou de deuxième classe dans l’Otan. Nous sommes tous à égalité. L’Europe est un si petit continent… tout se propage très vite. L’histoire de la Seconde Guerre mondiale nous le rappelle, même si à l’époque, la Pologne n’a pas tenu aussi longtemps que l’Ukraine aujourd’hui. Si l’Ukraine tombe, l’Europe entière sera menacée. Certes, aujourd’hui, la Russie n’oserait pas entrer en guerre avec l’Otan. Mais, d’ici quelques années, si nous n’investissons pas suffisamment dans la défense, ils n’auront plus peur de nous.

Comment convaincre les opinions publiques qu’il faut investir davantage ?

Pour les dirigeants qui ont des voisins plus pacifiques que les nôtres, ce n’est pas facile d’expliquer cela à leur population. En temps de paix, il y a tellement d’autres urgences dans lesquelles il faut dépenser l’argent des contribuables. Mais le jour où il faut réagir militairement, c’est déjà trop tard pour investir dans la défense. J’ai dû expliquer à mon peuple que j’augmentais les impôts pour abonder le budget de l’armée. Pour une libérale comme moi, c’est très difficile. Je suis en train de me suicider politiquement mais je n’ai pas le choix. Je ne veux pas que dans quelques années, nous regrettions de ne pas avoir assez investi.

Vous avez proposé un grand emprunt européen de 100 milliards d’euros pour financer la montée en puissance de l’industrie de défense. Vos homologues vous suivent-ils ?

Nous n’aurons pas un résultat là-dessus lors de ce sommet européen. Nous avançons à petit pas. J’en ai discuté cette semaine avec le chancelier allemand [NDLR : l’Allemagne est hostile à l’idée d’un nouvel endettement commun]. Il faut trouver des solutions qui soient acceptables par tous. Je suis ouverte à d’autres pistes que les euro-obligations mais le fait demeure que nous avons besoin d’argent public et privé. A 14 pays, nous venons d’écrire à la Banque européenne d’investissement pour lui demander de financer le secteur de l’armement. En Estonie, de nombreuses start-up ont des projets technologiques innovants pour lesquelles elles n’arrivent pas à lever de fonds.

La Russie a basculé en économie de guerre malgré les sanctions européennes. Sont-elles inefficaces ?

Les Russes veulent nous faire croire qu’elles sont inefficaces et qu’elles nous font plus de mal qu’à eux. Nous disposons d’informations qui nous montrent que c’est faux. Le budget russe accuse un déficit de 20 %. Or, la Russie ne peut pas lever de capitaux à l’extérieur à cause des sanctions et les Chinois ne lui prêtent pas d’argent : comment va-t-elle financer à long terme la machine de guerre ? Ensuite, ils n’ont trouvé d’acheteurs que pour 5 % du gaz qu’ils vendaient auparavant à l’Europe. Enfin, le taux d’intérêt de la banque centrale russe a grimpé à 15 %, cela donne une idée des perspectives qu’elle imagine pour l’économie nationale…

Faut-il faire néanmoins faire plus, notamment pour éviter le contournement des mesures mises en place ?

Nous pouvons toujours faire plus. J’ai une liste de propositions. Nous pourrions fixer des quotas sur certains biens ou technologies européennes destinés à des pays tiers. Cela garantirait que ces exportations ne finissent pas en Russie. Par exemple, si le Kirghizistan se met à importer nettement plus de voitures européennes, ce n’est sans doute pas parce que ses habitants sont devenus soudainement si riches que tout le monde possède dix voitures par famille.

Votre nom revient régulièrement pour un poste à Bruxelles. Êtes-vous intéressée ?

J’ai plusieurs fois publiquement regretté qu’aucun poste à responsabilité – à l’Otan ou à l’Union européenne – ne soit occupé par un homme ou une femme originaire de l’est de l’Europe. Mais aujourd’hui, je suis Première ministre de l’Estonie et donc je ne suis candidate à aucun poste.

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