KGB, services tchèques… Ce que le renseignement savait des espions français

KGB, services tchèques… Ce que le renseignement savait des espions français

Le faux des services secrets tchèques figure toujours, en février 2024, dans les archives de la préfecture de police de Paris. Preuve que les policiers français sont totalement tombés dans le piège tendu par les espions de l’Est. “Un correspondant anonyme m’a adressé une lettre dont vous trouverez ci-jointe la photocopie”, écrit le préfet de police, Maurice Papon, pas encore rattrapé par ses turpitudes vichystes, dans ce courrier daté du 8 novembre 1966, et adressé notamment au ministre de l’Intérieur ainsi que la Direction de la surveillance du territoire (DST), ancêtre de la DGSI.

Courrier envoyé par le préfet de police Maurice Papon le 8 novembre 1966.Courrier envoyé par le préfet de police Maurice Papon le 8 novembre 1966.

La missive en question a été entièrement fabriquée par la Statni bezpecnost (STB), le service de renseignement de Tchécoslovaquie, avec la complicité d’un de leurs meilleurs agents en France, Gérard Leconte, conseiller du préfet de police. Le grand reporter Vincent Jauvert en raconte l’histoire dans son livre à paraître le 1er mars, A la solde de Moscou (Seuil) – dans lequel il révèle comment des journalistes et des politiques de premier plan ont été recrutés les services de renseignement tchécoslovaques durant la guerre froide.

La manœuvre vise à discréditer Pavel Tigrid, un opposant en exil en France. Le faux document, signé d’un certain “Harry”, prétendu patriote antigaulliste, doit le présenter comme un affidé d’un courant extrême de la CIA, prêt à faire tuer de Gaulle. Ce courrier, particulièrement retors, a été retrouvé par L’Express… dans les archives de la préfecture de police, dans le dossier consacré à Pavel Tigrid. “Il n’a même pas dissimulé l’éventuelle forme de liquidation personnelle du Général […] Je devais contacter un certain Monsieur Tigrid, rédacteur d’une revue”, écrit le faux “Harry” à propos de son interlocuteur américain imaginaire.

Faux document conçu par les services secrets tchèques pour compromettre l’opposant Pavel Tigrid.Faux document conçu par les services secrets tchèques pour compromettre l’opposant Pavel Tigrid.

“Tigrid ne semble pas s’être immiscé”

Jamais la machination ne sera soupçonnée. Au contraire, Maurice Papon demande aux destinataires de son courrier… d’enquêter sur l’intéressé : “Je vous serais très obligé de bien vouloir me faire connaître votre sentiment sur cette affaire et tout spécialement sur la situation de Monsieur Tigrid”, écrit le préfet de police. Un mois auparavant, il a saisi les Renseignements généraux de la même enquête. Le directeur des RG lui répondra – logiquement – n’avoir rien trouvé sur le futur ministre tchèque : “Tigrid ne semble pas s’être immiscé jusqu’à ce jour dans les affaires politiques intérieures françaises.”

Les archives de la préfecture de police de Paris livrent plusieurs vérités sur les espions français de l’Est récemment dévoilés par Vincent Jauvert. Par exemple celle du point commun entre Claude Estier, Jean Clémentin, Albert-Paul Lentin, Paul-Marie de la Gorce et André Ulmann. Tous ont été approchés ou recrutés par le renseignement tchécoslovaque. Aucun n’aura été confondu de son vivant par la DST. Les policiers français les suivaient pourtant : ils avaient noté leur proximité avec le parti communiste.

Ce tableau tranche avec l’image d’espions recrutés hors des cercles du Parti communiste. Au contraire, les services secrets du Bloc communiste recrutent aussi parmi les personnes proches idéologiquement du communisme… du moment qu’elles ont accès à des informations intéressantes, ou peuvent servir pour des opérations.

Les Renseignements Généraux identifient par exemple le journal La Tribune des Nations, d’André Ulmann, comme un “hebdomadaire de gauche, d’obédience communiste”, dans une note du 14 avril 1966. Le rapport indique également les liens d’Ulmann avec des communistes et des collaborateurs du journal L’Humanité.

Autre exemple, Jean Clémentin, décrit comme un communiste convaincu. Une note des RG du 23 avril 1963 indique que le journaliste du Canard enchaîné a fait partie, durant son affectation en Indochine, “du ‘groupe culturel marxiste’ et du ‘comité d’action pour la paix et le rapatriement’”, ce qui recoupe les informations de Vincent Jauvert, selon lesquelles Clémentin devient progressiste en Indochine. Selon la Sécurité militaire, Clémentin, alors correspondant de l’agence Associated Press, aurait câblé “des renseignements déformés, se réclamant ‘source française hautement qualifiée’” et serait “en relation avec les rebelles”. La note des RG dresse un portrait peu flatteur de la “taupe” de la STB : “Clémentin est représenté comme un ambitieux et un individu sans scrupule”. Dans un rapport de février 1955, la préfecture de police note aussi que Clémentin est ami avec André Baranès, journaliste au rôle trouble dans “l’affaire des fuites” – ces informations secret-défense diffusées dans les milieux d’extrême-gauche en 1954 – qui se trouve être par ailleurs une source de la STB, sous le pseudonyme de “Faust”, selon le chercheur tchèque Jan Koura.

Estier “hors-cadre” du PCF

Le cas de Claude Estier est le plus ambigu. Ses liens avec le Parti communiste sont incontestables, et remontent à sa jeunesse. Quand il entre dans la clandestinité pour éviter son interpellation en 1942, c’est son professeur d’histoire Pierre Angrand, membre du Parti communiste, qui le fait passer en zone libre. Après la guerre, d’après ses mémoires, il entre à la SFIO pour des raisons de “filiation naturelle”, avant d’en être exclu en 1947 à cause d’un article qui s’en prend au ministre de l’Intérieur Jules Moch. Les dossiers de la préfecture de police de Paris indiquent une autre raison : Estier aurait été exclu car Guy Mollet aurait découvert qu’Estier était un “hors cadre” du Parti communiste, comprendre un infiltré. Selon Vincent Jauvert, Estier aurait été en contact avec la STB à partir de 1954 ; malgré des contacts réguliers avec des officiers traitants, il transmet peu d’informations, et ne tient pas à se faire recruter. En 2016, L’Express avait révélé comment les services secrets roumains l’ont sollicité, sous la présidence Mitterrand. “Stanica” était son nom de code.

Aucune des taupes n’est soupçonnée par les RG d’être en relation avec Prague, malgré les enquêtes poussées effectuées sur ces personnes ou sur leur entourage. Malgré plusieurs alertes, Paul-Marie de la Gorce n’a par exemple jamais été inquiété. Les policiers ont bien noté son voyage à Bucarest, en Roumanie, en août 1953. Le journaliste, futur collaborateur du renseignement militaire soviétique et de la STB sous l’alias de “Gabriel”, y assiste au Festival mondial de la jeunesse et des étudiants pour la Paix. En 1962, une enquête est ouverte à son encontre, sur demande de la Sécurité militaire. Le jeune journaliste est accusé de “provocation de militaires à la désobéissance” et de complicité du même chef d’infraction, après la parution de deux articles dans L’Obs et dans L’Express. La procédure fera l’objet d’un non-lieu en septembre 1962. Selon les Renseignements Généraux, de la Gorce est par ailleurs… un fidèle gaulliste, membre du RPF depuis 1947. Ce qui dénote un peu par rapport à ses camarades.

Groupes pro-Chinois

Albert-Paul Lentin est, par exemple, un militant de la gauche radicale. Les archives paraissent confirmer les liens entre ce journaliste et les dirigeants algériens – plusieurs notes mentionnent ses voyages dans ce pays en 1969 et 1972. Il est vrai que Lentin s’était, à Libération, spécialisé sur les questions coloniales, ce qui lui a sans doute permis d’établir des contacts.

Idem pour ses liens avec l’extrême-gauche et le gratin du monde politique de gauche. Lentin multiplie les participations à différents groupes et associations progressistes, comme “Groupe information Congo” créé en 1973 pour dénoncer la répression après le coup d’État mené dans ce pays en 1972 par le lieutenant Diawara. Parmi les personnes que nous retrouvons dans ces associations figurent Michel Foucault, Marguerite Duras, François Maspero ou Alain Krivine. Il participe également à différents journaux de gauche radicale, comme Peuples amis, France-URSS, France-Hongrie, Horizons, Afrique action, Tribune socialiste. Ou Politique-Hebdo, fondé en 1970. Il croise aussi Pierre Cot, ancien ministre, dont la proximité des services secrets soviétiques a souvent été discutée, dans la revue Défense de la paix. Plus surprenant, selon les notes de la préfecture de police, à la fin des années 1960, Lentin se tourne vers des groupes pro-Chinois – il représente “Démocratie nouvelle” à la conférence tricontinentale de la Havane en 1966 -, opposés à Moscou.

En 1971, Albert-Paul Lentin a failli être recruté… à L’Express. C’est une note des Renseignements généraux, datée du 1er juin 1971, qui l’affirme. A l’époque, il s’agit pour Jean-Jacques Servan-Schreiber de “s’assurer la clientèle d’une certaine jeunesse que Le Nouvel Observateur (où travaille Lentin justement) tente également d’intéresser”. Le transfert ne se fera pas. Mais ironie de l’histoire, un autre espion s’apprête à débarquer au journal : Philippe Grumbach est nommé directeur politique en août 1971. Il émarge au KGB, sous l’alias de “Brok”, depuis 1946.

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