Le rire, l’autre nom de la liberté, par Abnousse Shalmani

Le rire, l’autre nom de la liberté, par Abnousse Shalmani

“Le clown blanc est l’élégance, la grâce, l’harmonie, l’intelligence, la lucidité. Et voilà qu’apparaît aussitôt l’aspect négatif de l’affaire ; parce que, de la sorte, le clown blanc devient Maman, Papa, le Maître, l’Artiste, le Beau, bref, ‘ce qui doit se faire’. C’est alors que l’auguste qui subirait la fascination de ces perfections si elles n’étaient pas étalées avec tant de rigueur se rebelle. L’auguste qui est l’enfant qui chie dans son froc se révolte contre une telle perfection ; il se saoule, se roule à terre et anime ainsi une contestation perpétuelle…” Et Fellini de décrire le monde comme étant exclusivement habité par des hommes-clowns : Pasolini est un clown blanc animal et pédant, Antonioni un auguste triste et silencieux, Picasso un auguste triomphal et sans complexe qui finit clown blanc, Einstein un auguste rêveur, Visconti un clown blanc très autoritaire, Freud un clown blanc, Jung un auguste, etc. Et Fellini d’ajouter : “Le jeu est tellement vrai que si l’on a devant soi un clown blanc, on est tenté de faire l’auguste, et vice versa.” Oui, si on est un homme libre et doué d’humour, ce qui est de plus en plus rare.

Pour Philippe Val aussi, qui fait paraître ces jours un livre intitulé Rire aux éditions de l’Observatoire, le monde est partagé en deux camps clownesques qui jouent un interminable sketch depuis les années 1920, “lorsque Mussolini prend le pouvoir et qu’un jeune intellectuel communiste, Antonio Gramsci, se dresse pour lui barrer la route”. Depuis, le sketch se poursuit entre les deux protagonistes. Entre l’auguste du communisme (devenu ce que la doxa considère comme non réactionnaire) et les clowns blancs de la réaction. Les deux camps se battent pour l’hégémonie culturelle, qui a connu de belles heures de gauche, ostracisant au passage ceux qui, comme Romain Gary, trop gaulliste, trop libre, étaient refoulés aux marges. Gary à qui les augustes ont préféré… Emile Ajar ! Mais “le ridicule ne peut pas tuer l’hégémonie, précisément parce qu’elle est, par essence, ridicule”.

Pour Val, “ce sketch interminable qui se joue sur trois générations est celui de notre calamité occidentale”, alors que nous savons que l’autonomie de la culture est la seule voie royale de la culture. “Patatras, le XXe siècle communiste et fasciste a remis les pattes sur l’art, et les augustes et les clowns blancs s’en disputent le contrôle et l’exclusivité”, comme l’illustre la haine méprisante qu’inspirait Fellini aux communistes qui considéraient que son œuvre ne prenait pas assez en compte la “réalité sociale”. Pourtant, le maestro aura signé l’œuvre la plus humaniste qui soit. Il observait les Hommes tels qu’ils étaient pour de vrai, en usant de son imagination la plus débridée et du rire le plus éclatant pour peindre une réalité qui se dérobe sans cesse aux idéologues trop occupés à calquer leurs idées figées sur la vie qui fugue sans cesse.

Val poursuit son voyage dans le rire, qui est l’autre nom de la liberté, dans un essai lumineux et profond, terriblement drôle et érudit, qui nous entraîne de Charles Trenet à Jeanne d’Arc et Marceline Loridan-Ivens, de Charles de Gaulle et Ernst Lubitsch à Georges Kiejman et Nietzsche, de Blanche Gardin à Youssef l’ami algérien devenu islamiste qui a perdu son humour dans la pousse de sa barbe. Ces rires d’avant-hier à aujourd’hui nous rassurent comme ils nous galvanisent. Parce que Philippe Val n’est pas un moralisateur mais un saltimbanque, les chapitres de Rire enchaînent cabrioles et culbutes, facéties et larmes : “Mon expertise sur le rire, son effet, sa pratique, me vient d’une solide connaissance de l’angoisse et de la mélancolie.” On comprend soudain pourquoi Philippe Val est toujours si profondément attaché à Charlie Hebdo, qu’il a dirigé pendant près de vingt ans : “Son rire tragique. C’est le seul journal de la presse française qui rit avec la mort.” Et de répondre, en notre nom à tous, nous les universalistes du rire, les amoureux du pied de nez à l’inéluctable, à ceux qui n’ont pas compris pourquoi tant de Français sont descendus dans les rues le 11 janvier 2015 pour rendre hommage à Charlie : “Si on ne peut plus rigoler, alors tout est foutu.”

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