Les enfants et les écrans : “Le plus frappant est la solitude de certains élèves”

Les enfants et les écrans : “Le plus frappant est la solitude de certains élèves”

“C’est comme si un fil invisible venait et t’accrochait le cerveau pour que tu restes devant ton écran, assis, debout, sur le canapé ou sur le lit”, explique face caméra cet élève de CM2 de l’école élémentaire Manin, dans le XIXe arrondissement de Paris. Pendant dix mois, Gilles Vernet, ancien trader reconverti en professeur des écoles et réalisateur, a mené une expérience avec sa classe. Celle-ci est relatée dans son documentaire Et si on levait les yeux ? Une classe face aux écrans, disponible actuellement sur la chaîne Public Sénat mais également diffusé dans de nombreux établissements scolaires.

Le but ? Faire réfléchir les enfants à leur rapport aux écrans et les aider à reprendre le contrôle en débattant avec eux, en leur faisant rencontrer des spécialistes puis en organisant une classe verte durant laquelle les smartphones sont restés au vestiaire. Une démarche salutaire alors que les 8-12 ans passent aujourd’hui en moyenne 4h45 devant leurs téléphones, tablettes ou ordinateurs. Pour les 13-18 ans, le temps moyen s’élève à 6h45. Une commission écrans mandatée par le président Emmanuel Macron et composée d’experts (psychiatres, neurologues, chercheurs, juristes, spécialistes de l’éducation et du numérique) réfléchit actuellement à des mesures pour réguler ce phénomène. Ses conclusions devraient être rendues début mai. L’occasion pour Gilles Vernet de nous livrer son point de vue d’enseignant et de délivrer ses propres conseils.

L’Express : Comment vous est venue l’idée de travailler toute une année sur l’usage des écrans avec vos élèves ?

Gilles Vernet : Très attaché à la littérature française, j’ai l’habitude de confronter mes élèves de CM2, en réseau d’éducation prioritaire, aux grands textes signés Victor Hugo, Stefan Zweig et bien d’autres auteurs de renom. Or, au fil de mes quinze années d’enseignement, j’ai constaté un appauvrissement du langage et du vocabulaire chez les enfants dont j’ai la charge. La notion même d’étymologie, voire de regroupement par familles de mots, leur est totalement étrangère. Le déclic m’est venu en 2019 lorsque des élèves m’ont dit : “Maître, pouvez-vous m’aider ? Je n’arrive pas à exprimer ce que je veux dire.” Je me suis alors rendu compte que le problème allait au-delà du vocabulaire et qu’il touchait désormais la maîtrise de la syntaxe.

Je m’en alarme, sachant que le langage est la base de la pensée. Plus il s’appauvrit, plus la pensée, et en particulier l’esprit critique, s’appauvrit mécaniquement. Enfin, j’ai également compris que la capacité de mémorisation des enfants était de plus en plus faible. Certains ont tendance à oublier d’un jour sur l’autre des points du programme abordés oralement en cours. J’y vois un lien avec la multiplication de ces vidéos de plus en plus courtes qui, contrairement à un livre ou même à un film, ne nécessitent aucun effort de mémoire ou de concentration.

Comment être sûr que le problème vient en grande partie de là ?

La corrélation entre le temps passé sur les écrans et les résultats scolaires est évidente : les élèves qui regardent le moins les écrans sont ceux qui ont les meilleures notes. Le temps ainsi dégagé fait qu’ils lisent davantage, ce qui est un atout indéniable. A l’inverse, très rares sont ceux qui arrivent à obtenir de bons résultats alors qu’ils passent trois ou quatre heures par soir à jouer aux jeux vidéo ou à surfer sur je ne sais quelle plateforme. Je reviens dans mon documentaire sur un point particulièrement frappant : la solitude, dont beaucoup d’enfants se plaignent, et la diminution des échanges langagiers avec leur entourage, notamment avec leurs frères et sœurs. Chacun est tellement rivé à son écran qu’il n’y a plus de place pour les discussions ou les jeux. On voit bien que l’enjeu n’est pas seulement d’ordre éducatif mais également d’ordre affectif. C’est pareil lorsqu’ils sont entre copains : vous remarquerez que les adolescents ont tendance à regarder des vidéos côte à côte sans forcément se parler. Encore une fois, tout cela a un impact sur les apprentissages. La qualité des copies que je corrigeais au début de ma carrière n’est clairement plus la même aujourd’hui.

Beaucoup de parents sont eux-mêmes rivés sur leurs smartphones ou leurs tablettes. Ne devraient-ils pas davantage montrer l’exemple ?

Le discours tenu par les parents qui exhortent leurs enfants à moins regarder les écrans peut paraître en effet contradictoire avec leurs actes mais je ne leur jetterais pas la pierre pour autant. Nous sommes tous soumis à l’obligation de répondre à des sollicitations professionnelles qui ne cessent de s’accroître via les SMS, les courriels, les messages WhatsApp ou Telegram. Dans notre vie privée aussi, toutes les petites tâches du quotidien, comme le fait de réserver des billets de train par exemple, passent par Internet. Nous n’avons donc pas le choix. Cela ne doit pas nous empêcher de faire acte d’autorité et de mettre des limites à nos enfants en éteignant tous ces outils numériques et en les envoyant lire dans leur chambre, jouer dehors, ou en leur proposant des activités.

Il est surtout de la responsabilité des parents d’interdire à leurs enfants de surfer sur les réseaux sociaux comme TikTok ou Snapchat. L’âge légal, qui est de 13 ans, n’est pas du tout respecté. Or les enfants, âgés de 8, 9 ou 10 ans, n’ont rien à y faire. Ils représentent même un danger à cette période de leur vie où ils sont en pleine construction. Les parents d’élèves sont en général contents de pouvoir s’appuyer sur les enseignants pour imposer des limites.

Est-ce bien à l’école d’alerter les familles sur le rôle parfois nocif des écrans ?

Au risque d’être accusé d’avoir une vision dite réactionnaire ou rétrograde, je pense que l’école devrait davantage faire preuve d’autorité sur ce sujet. N’importe quel professeur vous dira “ras-le-bol de Call of Duty et autres jeux en ligne qui accaparent le cerveau des enfants et les empêchent de se cultiver !” Le problème est qu’ils n’en parlent pas aux parents, ou pas assez. Or notre mission est de les alerter sur la dimension addictive qui s’est amplifiée ces dix dernières années par le jeu des algorithmes. Ces derniers ont le don de nous rendre accros, nous et plus encore nos enfants. Dans le documentaire, l’une de mes élèves, à qui j’avais demandé comme aux autres de regarder un épisode de l’émission C’est pas sorcier sur YouTube, m’a expliqué avoir cliqué sur une petite vidéo qui l’attirait, puis sur une autre, et encore sur une autre… Ce qui lui a finalement fait perdre une demi-heure. “Tu es le dindon de la farce”, lui ai-je lancé, tout en appliquant cette remarque à moi-même car nous avons tous tendance à nous laisser happer ainsi.

Quelles solutions proposez-vous en tant qu’enseignant ?

La question de la gestion du temps est essentielle. Je conseille aux parents de mes élèves de CM2 de limiter le temps d’écran à 1 heure ou 1h30 par jour. L’idée est de libérer des espaces pour jouer, faire du sport, pratiquer ou écouter de la musique mais aussi pour cultiver les relations aux autres. Les adolescents, à force d’être sur les réseaux, peuvent développer une peur du contact physique, être handicapés d’une compétence qu’ils n’ont pas construite. Le fait qu’ils soient confrontés à ces objets froids, sans âmes, que sont les ordinateurs, les smartphones et les tablettes, n’incite pas les jeunes à nouer des contacts charnels. Un piège dans lequel on a vite fait de s’enfermer puisqu’on a souvent peur de ce qu’on ne connaît pas.

Mais il ne s’agit pas de tout interdire. Voilà pourquoi j’incite les parents à orienter leurs enfants vers les bons usages et j’essaie de les aider à sortir de l’aspect récréatif et addictif des jeux en réseaux. Récemment, alors que j’abordais le parcours de Magellan à partir d’un texte de Stefan Zweig, l’un de mes élèves m’a dit : “Avez-vous vu la série sur Magellan sur Arte ? Elle est exceptionnelle.” Effectivement, dès que je suis rentré chez moi, j’ai enchaîné ces épisodes absolument incroyables. On voit bien qu’il y a une inégalité de traitement au sein des familles, entre celles qui laissent tout faire et celles qui accompagnent et guident leurs enfants.

Etes-vous pour la mise en place d’un contrôle parental ?

Je sais que la commission écrans réfléchit actuellement à la mise en place d’un système de contrôle parental public, solution que je préconise également. Je suis pour ce genre d’outils, à condition qu’ils ne soient pas trop intrusifs. Ils sont évidemment essentiels pour éviter que l’enfant ait accès à de la pornographie ou à des images violentes. En revanche, je suis contre l’idée de suivre tout ce qu’il fait sur Internet, voire de le géolocaliser pour savoir où il est en permanence. Cette dérive me paraît assez délirante et ne prend pas en compte le fait qu’un adolescent a besoin de transgresser les règles pour grandir. C’est là toute la complexité de la tâche de parent. En revanche, j’en reviens toujours à la durée d’exposition : programmer un temps maximal par application sur vingt-quatre heures est une bonne idée. Par exemple, autoriser l’accès à TikTok trente minutes par jour et basta. Le mieux est de l’activer avec l’enfant après en avoir discuté avec lui pour le responsabiliser.

Vous préconisez également la mise en place d’une grande campagne de communication à l’instar de ce qui se fait pour lutter contre l’alcool et le tabac…

Il est nécessaire aujourd’hui de faire de ce sujet une cause nationale comme on l’a fait pour limiter la cigarette, l’alcool ou encourager le port de la ceinture de sécurité en voiture. Le smartphone, ce concentré d’addictions, nous rend totalement dépendants au point de nous amener à sacrifier ce qu’on a de plus cher comme le fait de passer de bons moments avec les gens qu’on aime. Pour en revenir à l’école, certains pays comme la Suède, qui avait basculé dans le tout numérique et mis en place des manuels dématérialisés par souci écologique, commencent à revenir en arrière.

Pour un enfant, la tentation de délaisser ses devoirs pour se connecter aux jeux en réseau en quelques clics est trop grande. De plus, des chercheurs ont également démontré que la mémorisation sur papier était bien meilleure que sur liseuse car le livre a une forme, une matérialité qui permet de mieux se repérer. Voilà pourquoi je ne cesse de vanter les mérites des bibliothèques à mes élèves. La lecture est pour moi un outil majeur d’émancipation républicaine. J’en ai la preuve chaque année car tout enfant qui s’y met sérieusement fait d’énormes progrès, quel que soit son milieu social. Tous les vendredis, mes élèves repartent avec un livre et je mets un point d’honneur à leur demander ensuite ce qu’ils en ont retenu. Face au pouvoir des écrans, il faut se battre.

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