Les langues régionales contraires à “l’universalisme”, vraiment ?

Les langues régionales contraires à “l’universalisme”, vraiment ?

Ce qui suit est une histoire vraie. Voilà une dizaine d’années, la Caisse d’allocations familiales du Morbihan reçoit une demande de subventions de la part d’une nouvelle crèche bilingue breton-français qui entend appliquer la méthode “immersive”. Verdict ? Refus avec, en substance, cet argument : “Une telle pratique serait contraire à l’universalisme”. Aussitôt, Alain Le Dem, l’un des fondateurs de ladite crèche, fait part de son incompréhension : en quoi serait-il moins “universaliste” de parler deux langues qu’une seule ? Et, dans la foulée, il annonce son intention d’attaquer cette décision devant le tribunal administratif. Si cette dernière initiative lui permettra finalement d’obtenir gain de cause, l’anecdote montre à quel point il reste difficile, en France, de faire vivre les langues minoritaires. Et combien la belle notion d’universalisme est parfois dévoyée.

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Commençons par en rappeler la définition. L’universalisme est une “conception selon laquelle les idées et les valeurs sont indépendantes du temps et du lieu”, précise le Petit Larousse, qui cite pour exemple “l’universalisme des droits de l’homme”. Jusque-là, tout va bien. Hélas, il se trouve que c’est en son nom que l’on s’est opposé et que l’on s’oppose encore aux langues minoritaires, comme le montre l’exemple ci-dessus. Une théorie qui ne résiste pas à l’examen, et ce pour plusieurs raisons.

Les droits linguistiques sont un droit de l’homme. On le sait peu, mais c’est en effet ce que proclame l’article 2 de la Déclaration universelle du même nom : “Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue” (c’est moi qui souligne). D’où cette conclusion du député régionaliste Paul Molac : “Défendre les langues minoritaires n’est pas du localisme, c’est de l’universalisme”. Idée qu’exprime aussi, dans un tout autre style, l’artiste occitan Claude Sicre : “Et Don Quichotte, c’est universel, à la base, comme scénario ? Les aventures d’un dingo qui se passent dans quelques lieues carrées autour de chez lui ? Peut-on faire plus local, plus spécifique ? Vous voulez que je vous cite la liste des chefs-d’œuvre de ce genre ? En réalité, il n’y a d’universel que le spécifique.”

Corollaire : supprimer les langues minoritaires – ou les laisser mourir, ce qui est la situation actuelle – n’est en rien de l’universalisme, mais du nationalisme au sens le plus étroit du terme.

Une vision autocentrée. Si le français est aujourd’hui l’une des rares langues en usage sur les cinq continents, c’est avant tout en raison de la politique coloniale qu’a menée notre pays dans le passé. “Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures […] parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont un devoir de civiliser les races inférieures”, déclarait ainsi Jules Ferry le 28 juillet 1885 à l’Assemblée nationale. Il n’est pas abusif de considérer que cette “mission civilisatrice” que la France – et avant tout sa capitale, Paris – s’est fixée avec arrogance à l’égard de peuples supposés aussi lointains qu’attardés a également été appliquée sur le territoire national.

Tout patriotisme est un particularisme. “L’universalisme, c’est la prétention à ériger en valeurs universelles des valeurs particulières”, affirme l’écrivain martiniquais Edouard Glissant, en songeant aux dérives auxquels il a parfois donné lieu. Le sociolinguiste Philippe Blanchet ajoute : “Proposer au monde entier de partager certaines valeurs n’est pas la même chose qu’imposer une langue. Cette dernière démarche contredit en effet ces mêmes valeurs et présuppose qu’une langue aurait la capacité supérieure à d’autres de véhiculer lesdites valeurs, ce qui est évidemment faux.”

Je ne suis pas un grand théoricien, mais si je devais résumer ma pensée, je dirais qu’en France, deux conceptions s’opposent. Au nom de l’unité nationale, la première, assimilationniste, comprime la diversité, supposée porteuse de “séparatismes” menaçants. La seconde s’inspire de la philosophe Hannah Arendt : la politique part de “la pluralité humaine” – chacun est différent – pour bâtir des espaces communs sans que, pour autant, les différences soient nivelées. A mes yeux, seule la seconde respecte l’ensemble des droits humains universels, et notamment les droits linguistiques et culturels.

Allons plus loin et conseillons aux “républicains” les plus obtus de se méfier. Car il se pourrait que, dans un avenir lointain, les Etats-nations soient considérés comme une parenthèse de l’Histoire et que l’on aille vers “un peuple mondial”. Auquel cas de futurs “universalistes planétaires” pourraient chercher à éliminer les langues nationales au profit d’une langue mondiale – probablement l’anglais.

Le français connaîtrait alors le même sort que le picard, le créole réunionnais ou le breton aujourd’hui. Et, ce jour-là, je souhaite bien du courage au malheureux qui, à Paris, tentera de créer une crèche bilingue français-anglais…

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