Management : l’écoute active, une technique qui a ses limites

Management : l’écoute active, une technique qui a ses limites

“A quoi sert le management ?”, interrogeait la Une de L’Express le 10 novembre 1969, alors que “le mot et la chose arrivés d’Amérique après la guerre” en étaient à leurs balbutiements dans les entreprises françaises. Cinquante-cinq ans plus tard, le management, son enseignement et sa pratique sont partout. Dans les open spaces, le sport, l’administration, les écoles de commerce, les librairies et parfois même dans des endroits où on ne l’attend pas, comme ces formations qui proposent “le travail à pied avec un cheval pour renforcer la cohésion d’équipe et la prise de décision rapide”. Coaching à gogo, outils gadgets prisés des RH, livres de développement personnel… Jamais les cadres n’ont été autant inondés de discours et pseudo-techniques censés leur faciliter la tâche.

Comme toutes les sciences humaines et sociales, le management ne se prête pas forcément aux sciences dures. Mais les recherches, nombreuses, publiées depuis un demi-siècle – et trop souvent ignorées des entreprises – nous éclairent sur les méthodes qui ont fait leurs preuves ou pas. L’Express en passe quelques-unes en revue. Dans ce troisième épisode, place à l’écoute active.

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Et vous qu’en pensez-vous ?” “Qu’entends-tu par là ?” “Que veux-tu exprimer ?”… L’écoute active semble être l’alpha et l’omega du management d’aujourd’hui. On ne compte plus les formations pour “savoir pratiquer l’écoute active”, “comment écouter au mieux ses collaborateurs”… A tel point qu’on finit par penser que l’écoute active est devenue à elle seule une fin en soi. “Une écoute observante, où l’on est attentif par tous ses sens aux émotions exprimées par la personne”, c’est ainsi que Sarah Alves, enseignante-chercheuse à l’EMN Business School, définit le principe de cette pratique. Pourquoi une telle popularité aujourd’hui ? Selon la professeure en gestion des ressources humaines, “la question des émotions n’a pas beaucoup été traitée en entreprise. Quand on arrivait en entreprise, on laissait ses émotions à la porte. Le Covid a aussi permis de montrer que l’on ne peut pas laisser ses émotions personnelles de côté lorsqu’on passe la porte du boulot. Et peut-être qu’aujourd’hui on s’autorise plus à vivre ses émotions dans le monde du travail.”

Aux origines de ce concept, un célèbre psychologue américain Carl Rogers. A l’époque, en 1957, il s’agit pour celui qui deviendra une forme de “pape” de management de trouver une méthode pour traiter les enfants en difficulté, rappelle la psychologue Sandra Pedevilla, membre de l’AFP-ACP, une association qui regroupe environ 200 praticiens qui se basent sur l’approche de Rogers. Une façon de faire alors très innovante. Après plusieurs années de recherche clinique, Rogers comprend l’incroyable pouvoir de l’écoute. “Cette méthode ne relève pas de la’ magie’, elle fonctionne si la personne se sent accueillie, acceptée par celle qui l’écoute” précise le Dr Pedevilla. Dans un article nommé Communication in Business today, co-écrit avec Richard Farson, il affirme que “l’écoute active ne veut pas systématiquement dire de longues sessions passées à écouter les complaintes, c’est seulement une façon d’appréhender les problèmes qui se présentent au quotidien dans n’importe quel job”. Mais cette approche issue du monde de la psychothérapie, qui demande plusieurs années d’étude, n’est pas si simple à maîtriser en entreprise et les nombreuses formations éclairs qui offrent des clés ne font souvent qu’effleurer la surface.

Les managers ont-ils seulement la disponibilité mentale ?

Sandra Pedevilla pointe une des limites du dispositif : “C’est bien beau d’être empathique, c’est bien beau d’avoir du respect pour la personne, un regard positif, inconditionnel. C’est bien beau d’être en harmonie, mais si la personne ne capte pas ça, ça ne sert à rien”. Le problème aussi, dit-elle pour avoir supervisé des sessions de formation, “dès qu’il y a un chef de groupe, les gens se taisent.” Par ailleurs, note Sarah Alves, “on est dans un monde de l’urgence, qui fait que l’on ne s’autorise pas à prendre le temps”. Or confirment les expertes, cette approche demande beaucoup de temps. “Parce que c’est un retour à l’autre, centré sur lui, avec tout notre être en observation”, précise Sarah Alves. Comme l’écrit Carl Rogers lui-même “pour être efficace, l’écoute active repose sur l’engagement et l’attitude de l’utilisateur. On ne peut l’employer comme une technique si on n’est pas totalement engagé dedans, car alors notre comportement sera vide et stérile et nos collaborateurs s’en rendront compte immédiatement.”

Selon lui, l’écoute est plus de la moitié du chemin. Peu importe ce que le salarié a à dire, l’essentiel c’est qu’il le dise. Tout cela peut parfois placer manager et collaborateur dans un jeu de dupes où chacun joue une comédie bien huilée. L’entreprise n’est pas un cabinet de psychothérapie mais un lieu avec des règles que toute l’écoute du monde ne suffit pas seule à changer. Sans parler de la disponibilité des managers, qui se retrouvent comme réceptacles d’émotions qu’ils ont parfois eux aussi du mal à gérer. Sarah Alves, qui est également professeur en gestion des ressources humaines évoque sa propre expérience : “j’étais doyenne du corps professoral avec jusqu’à 100 personnes dans mes équipes. Si je pratique cette méthode avec 100 personnes, cela devient trop énergivore”. L’écoute active en rajoute en effet un peu plus sur les épaules d’un manager déjà bien chargé. Entre les multiples tâches qui lui incombent, des plus administratives aux plus stratégiques, a-t-il seulement la disponibilité mentale pour écouter ? Et lui qui l’écoute ?

Par ailleurs, toutes les situations ne se prêtent pas à l’écoute active. Le collaborateur attend souvent de son manager non pas qu’il lui prête une oreille bienveillante comme le ferait sa meilleure amie ou sa maman mais “une prise de décision efficace et des orientations claires”, met en avant le blog de l’institut de formation Demos dans un article intitulé “Quand utiliser l’écoute active”. Certains managers peuvent vite se retrouver dépassés et piégés par ce système, en ne sachant pas toujours où se situe la limite et comment répondre à des demandes qui ne peuvent pas être satisfaites.

Cette méthode a quoi qu’il en soit pour vertu de recréer du lien entre collaborateur et manager, avec une seule clé de réussite, l’authenticité. “Si on sent que la personne fait semblant d’essayer, opine juste de la tête, elle va sentir qu’elle ne peut pas faire confiance à cette personne. Elle essaie de manipuler” note Sandra Pedevilla. Inutile de vouloir donc passer 100 entretiens d’écoute active à la suite, mais rien n’empêche d’en pratiquer les bases dans les moments où on se sent en capacité de le faire. Même si la vraie “écoute active” relève donc plutôt du domaine de la psychothérapie, pour repérer une bonne formation management dans le domaine, il faut comprendre que ce concept vise “d’abord à creuser a connaissance de soi pour comprendre ses préférences communicationnelles”, précise Sarah Alves. Avant de sonder les émotions de ses collaborateurs, il faut donc être au clair avec les siennes, cette approche nécessitant donc de les mettre en sourdine.

Une rapide recherche sur Google montre qu’outre le management, l’écoute active est un concept populaire de la parentalité dite positive. Qu’on veuille pratiquer l’écoute bienveillante avec ses enfants, êtres qui n’ont jamais demandé à arriver en ce monde – pourquoi pas – mais qu’on considère de la même manière ses collaborateurs qui par ailleurs reçoivent un salaire pour leur présence et font partie de l’entreprise, on ose l’espérer, de leur plein gré – cela parait plus limite.

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