Michel Winock : “Aux décadentistes comme Onfray ou Finkielkraut, je dis ‘arrêtez de déconner’…”

Michel Winock : “Aux décadentistes comme Onfray ou Finkielkraut, je dis ‘arrêtez de déconner’…”

C’est une anthologie de ses textes les plus personnels, qui retracent le parcours d’un enfant de la République devenu l’un de nos plus éminents historiens. Dans Ego-histoire, on retrouve notamment un cours sur la France donné par Michel Winock à des étudiants russes dans les années 1990. Aujourd’hui âgé de 86 ans, le professeur émérite des universités à Science Po analyse pour L’Express les maux de la société française, les conséquences du gouvernement du centre mené par Emmanuel Macron, la disparition des grands leaders politiques, avec toujours le souci du temps long. Mais, s’opposant à Michel Onfray ou Alain Finkielkraut, il se refuse à verser dans le “c’était mieux avant”. Entretien.

L’Express : Emmanuel Macron promettait de “réconcilier” la France après son élection en 2022, mais on en semble loin. Comment l’expliquez-vous ?

Michel Winock : Si la société française est extrêmement divisée, c’est aussi parce que nous avons une histoire conflictuelle. Nous avons eu un conflit religieux, un conflit sur la Constitution, un conflit social sur la lutte des classes qui, au XIXe siècle, fut sanglant. Et nous avons un conflit majeur, qui recouvre tous les autres : celui entre l’Etat et les citoyens. La Ve République a réussi à structurer ces conflits par l’élection du président au suffrage universel à deux tours. A partir de 1965, la multiplicité des intérêts défendus par différents partis a été réduite à un face-à-face entre deux camps, la droite et la gauche, avec une alternance rendue possible en 1981. Entre 1965 et 2017, la démocratie a ainsi impliqué une majorité et une opposition.

Mais cela s’est effondré avec Emmanuel Macron. Est arrivé ce qui ne s’était jamais produit en République : le centre au pouvoir. Attention, par le passé, de nombreux gouvernements ont pu mener une politique au centre une fois aux manettes. Mais là, c’est un gouvernement du centre qui a été élu. En brisant la bipartition, on empêche l’alternance gauche-droite. L’extrême centre fait, en réaction, monter l’extrême gauche et l’extrême droite. En 2022, ce gouvernement du centre a été sacrément remis en cause par l’absence de majorité absolue. Or, l’une des faiblesses historiques de notre démocratie, c’est non seulement le défaut de consensus, mais aussi le défaut de coalition de compromis. L’esprit de compromis n’a, en France, jamais été vu autrement que comme une trahison. Prenez la loi sur les retraites en 2023 : l’alliance entre la droite traditionnelle et le macronisme a été rendue impossible, alors que ce qui était proposé était parfaitement acceptable pour la première. C’est une faille de notre culture démocratique, avec son expression parfaite : le 49.3. Mais ce n’est pas la seule…

Quelles sont les autres failles ?

L’un des vices majeurs de la démocratie française, c’est cette élection présidentielle, aggravée par le quinquennat. Chaque parti, chaque mouvement ne pense qu’à cela car sans candidat, ils n’existent pas. Cela donne donc une multiplicité de groupes rivaux, concurrents, hostiles, au détriment du compromis.

Emmanuel Macron serait donc le principal responsable de ce délitement ?

Non, mais il a tiré parti d’un état social et politique déjà malade, malade parce que les structures d’engagements traditionnels ont disparu. Songez à l’Eglise catholique : il y a une érosion de l’exercice religieux, avec seulement 2 ou 3 % de la population française pratiquante. C’est incroyable pour un pays qui fut catholique des siècles durant. Il y a l’effondrement des syndicats et des partis bien évidemment, mais aussi et surtout de l’idéologie. On assiste à une crise de la pensée politique. Les grands idéaux ont sombré. A gauche, c’était l’idéal révolutionnaire, marxiste, socialiste ; et à droite, l’idéal gaulliste, nationaliste, au bon sens du mot, patriotique. Ces deux grands mouvements de pensée, qui pouvaient encourager le citoyen, nourrir les partis et alimenter le débat, se sont délités.

Aujourd’hui, notre société ne sait plus très bien où l’on va. Le service militaire pouvait jouer un certain rôle pour empêcher cela, les mouvements de jeunesse aussi. Et que dire de l’école, qui est censée jouer ce rôle fondamental, en tout cas tel qu’on l’entendait au XIXe siècle ? J’ai relu la lettre aux instituteurs de Jules Ferry, et je suis frappé de voir qu’il ne parle que de deux choses : la morale et la formation civique. L’enjeu, la finalité de l’école, ce n’est pas uniquement la connaissance – savoir lire et écrire – mais la naissance de citoyens politiques. Cet aspect a été perçu par le bref ministre de l’Education Gabriel Attal qui, avec sa réforme des programmes, a tenté de redonner à l’instruction civique du temps et de l’importance.

La SNCF ? Voilà une corporation qui se moque éperdument de l’intérêt général

Le citoyen politique ne serait donc plus ?

Notre société est devenue celle d’individus exaltés. La publicité nous demande de nous épanouir, il y a des préceptes et des guides pour devenir soi-même. C’est beau de devenir soi-même, encore faut-il que soi-même soit intéressant. Il y a un discrédit de la solidarité, du sentiment collectif, sauf peut-être le corporatisme qui est en réalité une autre forme d’individualisme. Tocqueville disait qu’avant la Révolution existait un individualisme collectif, c’est-à-dire des groupes qui avaient un intérêt commun sans avoir l’intérêt général en vue. Je retrouve cela à la SNCF. Voilà une corporation qui se moque éperdument de l’intérêt général et choisit même le jour [NDLR : les vacances] pour s’en moquer. C’est un des paradigmes du malaise français : ce social corporatisme, oublieux du bien commun, du devoir civique. L’époque d’aujourd’hui, c’est la chute des idéologies de progrès, défendues autrefois par les républicains, et la montée en puissance de l’individualisme. Nous ne vivons plus dans une société de classes, mais de réseaux. On ne se réfère plus à une classe mais à un réseau qui développe le narcissisme du petit groupe.

A vous entendre, c’était donc mieux avant ?

Julien Gracq disait qu’une société ne fonctionne que si elle a un point de fuite, même imaginaire. L’important est de savoir où l’on veut aller. L’avenir est incertain par définition, mais ce sentiment est aujourd’hui exacerbé par les intellectuels décadentistes, Michel Onfray ou Alain Finkielkraut pour ne citer qu’eux. Même mon ami Jacques Julliard avait tendance à l’être. Or la fonction de l’intellectuel est d’essayer de comprendre la situation, pas de dire qu’on est foutu. Je déteste la formule “c’était mieux avant”. On peut faire des comparaisons, estimer que dans certains secteurs, ça l’était. Mais dire globalement qu’hier était mieux qu’aujourd’hui, c’est le début de l’esprit réactionnaire.

On a l’impression que c’est votre propre parcours qui vous vaccine contre cet “esprit réactionnaire”…

Je reste satisfait d’être dans un pays où les libertés existent, où la démocratie est certes perfectible mais fonctionne, où on n’envoie pas les opposants en prison. Nous avons bien sûr des faiblesses. Mais quand vous avez eu un frère mort de la tuberculose en 1944 et un père disparu une année plus tard de la même maladie – aujourd’hui presque éradiquée en France -, on ne peut pas croire que c’était mieux avant. Aux décadentistes, je dis “arrêtez de déconner, soyez un peu historiens, et voyez ce que nous avons réussi à faire”.

Prenez simplement les évolutions dans la vie quotidienne. J’ai grandi dans une banlieue ouvrière de la Ceinture rouge. Nous vivions dans ce qu’on qualifierait aujourd’hui de taudis, même si mes parents avaient le souci de la propreté. Nous n’avions pas d’eau chaude, l’espace de vie était réduit. Il n’y avait qu’un seul W-C pour tout un immeuble insalubre. Mais enfant, je ne me sentais pas malheureux. Nous ne nous plaignions pas, parce que nous n’avions pas de points de comparaisons. Depuis, c’est ce qui a tout changé. Jean Fourastié a bien montré comment dans les années 1960, une décennie incroyable en matière de progrès en équipements sanitaires, salles de bains ou réfrigérateurs, les Français pensaient pourtant que tout allait mal dans les sondages. En période de croissance et d’essor économique, chacun mesure sa chance par rapport à celle des autres. On n’a pas la lucidité de voir l’évolution générale.

Vouloir une sixième République comme Mélenchon, c’est le niveau minimum de la pensée

Le politique ne semble plus connecté aux citoyens si l’on en juge les taux d’abstention…

Il y a un point à ne pas négliger : la disparition des grands leaders. La gauche, depuis François Mitterrand, n’en a pas véritablement eu. Michel Rocard ? Mitterrand l’a tué… Il y a eu l’épisode Lionel Jospin mais on ne peut pas dire qu’il ait été un très grand politique, et avec François Hollande ce fut la chute. Depuis 2017, c’est Jean-Luc Mélenchon qui s’impose mais il tient des postures plutôt qu’une pensée. Il reproduit le vieux courant révolutionnaire par des clichés d’opposition systématique, et non par une construction intellectuelle, ne serait-ce qu’utopique. Mélenchon nous parle de la VIe République comme si c’était une panacée. C’est ridicule. La République, c’est la République, il n’y a pas à les compter. Vouloir une sixième, c’est le niveau minimum de la pensée. Sa posture, c’est donc de casser, d’encourager les dissidents et les grèves. C’est regrettable et dangereux. L’extrême gauche a bien sûr toujours existé, cela a mis du piquant dans les échanges. Mais ce qui est dommageable, c’est que celle-ci ait absorbé la gauche de gouvernement, réformiste, réaliste.

Et à droite ?

C’est la même chose. Depuis la disqualification de François Fillon, la droite échoue en tout. Laurent Wauquiez a été un fantoche. Une personnalité peut bien sûr s’imposer de manière rapide. Personne ne songeait à Emmanuel Macron comme président un an avant 2017. Mais que représente-t-il aujourd’hui ? Qui a-t-il derrière lui ? Sa grande erreur, c’est de ne pas avoir compris qu’on ne pouvait pas être Jupiter sans troupes à ses côtés, sans organisation politique. Il fallait créer le parti qu’il n’a pas su faire, avec un enracinement local. Si Emmanuel Macron est un vrai leader, il a en revanche oublié qu’un leader ne peut se suffire à lui-même.

Marine Le Pen était présente lors de la panthéonisation de Missak Manouchian comme lors de la marche contre l’antisémitisme le 12 novembre : êtes-vous inquiet ou trouvez-vous cette normalisation rassurante ?

Elle a réussi un coup formidable : transformer l’identité de son parti. Au moment où le bloc soviétique s’effondrait, le Parti communiste français aurait lui aussi pu se métamorphoser, en s’appuyant sur sa base syndicale, pour mener un aggiornamento intellectuel. Mais il ne l’a pas fait. Marine Le Pen, elle, a su faire d’un parti qualifié de “facho” une organisation intégrée dans la vie politique française. C’est un exploit, même si elle a bénéficié d’un courant porteur en Europe, avec l’essor extraordinaire du populisme depuis une vingtaine d’années. Le Pen a su jouer sur les symboles en étant présente dans les moments avec des enjeux de mémoire et d’identité. Alors que son père est antisémite, elle a manifesté contre l’antisémitisme.

Mais je ne crois pas qu’un parti puisse oublier ses origines. Or, aux origines, le Front national était la formation politique des contre-révolutionnaires, des intégristes catholiques, des anciens pétainistes et miliciens, des partisans de l’Algérie française… On ne peut pas oublier ça. Au niveau européen, le RN fait alliance avec l’AfD allemande ou Matteo Salvini, ce qui montre bien que l’évolution idéologique n’a pas été menée à son terme. Et je ne parle pas du personnel. Autour de Marine Le Pen, il y a toujours des figures troubles du point de vue démocratique…

Sur le plan géopolitique, vous remarquiez que la France n’avait plus d’ennemi, alors que longtemps, notre pays s’était focalisé sur l’Angleterre, l’Allemagne ou même les Etats-Unis. La Russie de Vladimir Poutine est-elle ce nouvel ennemi ?

Depuis la guerre d’Ukraine, et même si nous aurions pu nous réveiller avant, nous avons découvert un ennemi avec ses alliés, la Chine, l’Iran ou la Corée du Nord. Nous sommes entrés dans une nouvelle phase d’affrontement. Mais je constate en France un désintérêt de l’opinion publique pour la politique étrangère, domaine pourtant fondamental. L’Etat doit protéger ses citoyens à l’intérieur comme à l’extérieur. La défense, la diplomatie, les alliances sont ainsi vitales. Or cela intéresse bien moins les Français que leur niveau de vie ou l’insécurité. L’élan de solidarité envers l’Ukraine semble aujourd’hui brisé.

Dans l’éducation de nos compatriotes, à l’école ou ailleurs, il faudrait mettre en avant l’importance des relations internationales, et notamment celle de l’Europe. Si nous consentons à l’Europe, la désirons-nous vraiment ? Pourtant, on voit bien que la France ne peut plus se suffire à elle-même. C’est une puissance nucléaire, avec pas loin de 70 millions d’habitants, ce qui n’est pas négligeable. Mais par rapport à la Chine, aux Etats-Unis, à la Russie ou même à des Etats-nations gigantesques comme le Brésil ou le Nigeria, nous ne pesons plus lourd, ni démographiquement, ni économiquement, ni diplomatiquement. Nous n’avons plus le poids pour influer sur l’avenir du monde. De ce point de vue là, l’Europe est indispensable. C’était d’ailleurs la vision du général de Gaulle, un nationaliste à sa manière mais qui, dans ses entretiens avec Alain Peyrefitte, soulignait que cela ne sert à rien de faire l’Europe si celle-ci ne dispose pas de sa défense et par conséquent de sa politique. Face à la Chine ou à la Russie, l’Europe, si elle était unifiée stratégiquement, changerait la donne. Des progrès ont été faits depuis que la Russie fait figure de nouvel ennemi, avec une série de décisions qui vont dans le sens d’un renforcement de l’UE.

Ego-histoire, par Michel Winock. Bouquins, 1 118 p., 32 €.

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