Nucléaire : manquera-t-on de combustible à l’avenir ?

Nucléaire : manquera-t-on de combustible à l’avenir ?

Le nucléaire ? C’est un peu comme une voiture. Sans carburant, il cesse de fonctionner. Mais en ce matin d’avril, Christian Polak, expert en stratégie et développement au sein d’Orano Mine, se veut rassurant. “Ne vous en faites pas, il y aura suffisamment d’uranium pour tout le monde à l’avenir “, explique-t-il devant un parterre de spécialistes du monde de l’énergie réunis par la Société française d’énergie nucléaire (SFEN). Pendant près d’une demi-heure, le spécialiste livre sa vision optimiste. Il reste encore un gros potentiel du côté de l’exploration. Il suffit que les prix de l’uranium grimpent pour que certaines mines redeviennent rentables. Par ailleurs, les techniques d’extraction évoluent. L’une d’elles, en développement depuis plus de dix ans chez Orano, s’inspire du moustique. Baptisée Sabre, elle permettra, à la manière de l’insecte parasite, d’effectuer des prélèvements en profondeur dans des petits gisements, sans avoir besoin de monter de grosses installations.

Applaudissements. Christian Polak a su se montrer convaincant. Mais dans le public, quelqu’un doute encore. “Pouvez-vous certifier qu’il y aura assez de combustible pour les futurs EPR ?”, demande Dominique Grenêche, micro en main, d’un air inquisiteur. Physicien, membre de l’Association de défense du patrimoine nucléaire et du climat (PNC-France), conseiller auprès du haut-commissaire à l’Energie atomique, l’homme connaît son sujet. “On fait un pari sur l’avenir en comptant sur les ressources probables. Le pire, c’est qu’une solution existe pour résoudre le problème de l’approvisionnement”, s’agace-t-il en aparté. Ambiance.

Uranium pour tout le monde, ou pas : deux visions de l’avenir

Pendant longtemps, l’approvisionnement en uranium n’inquiétait pas grand monde. Il faut dire qu’au sortir de l’accident de Fukushima en 2011, les perspectives semblaient plus que moroses pour l’industrie nucléaire, et donc la consommation de combustible. Certains Etats comme l’Allemagne ou la Belgique renonçaient même publiquement à l’énergie de l’atome. En mai 2012, François Hollande remportait les élections présidentielles avec, à son programme, un engagement clair : celui de fermer la centrale de Fessenheim. Près de quinze ans plus tard, l’horizon a bien changé. L’invasion de l’Ukraine par la Russie et la crise climatique ont remis le nucléaire sur les rails. Désormais, de nombreux pays investissent dans la filière. Pour des questions de souveraineté. Ou pour disposer d’un mix énergétique solide et décarboné. Ainsi, une centaine de nouveaux réacteurs sont en projet ou en construction dans le monde. Et comme en 2007, les investisseurs s’emballent sur les marchés.

“Nous assistons à une véritable bulle spéculative sur les cours de l’uranium. Depuis 2019, ces derniers ont été multipliés par près de quatre”, constate Teva Meyer, géographe et spécialiste en géopolitique du nucléaire. Si certains tentent simplement de profiter de la hausse, d’autres s’interrogent sur la capacité de l’industrie à fournir le précieux combustible. “Inéluctablement de plus en plus de pays vont se tourner vers l’énergie nucléaire, résume Claire Kerboul, docteur spécialisée en physique nucléaire et auteur de L’Urgence du nucléaire durable (De Boeck supérieur). Or, les réserves mondiales d’uranium ne sont pas éternelles. Tous les deux ans, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) en fait l’inventaire dans son fameux “livre rouge”, un épais document de plus de 500 pages qui passe à la loupe l’ensemble des pays producteurs et utilisateurs. “Selon l’édition 2022, le monde dispose de 8 millions de tonnes de réserves avérées et d’environ 4 millions de tonnes de ressources probables, résume Dominique Grenêche. Le monde entier consomme 60 000 tonnes par an aujourd’hui. Si vous prenez pour hypothèse un doublement du parc nucléaire, ce qui est quand même très plausible vu la tendance actuelle, nous en avons grosso modo pour un siècle. Donc en 2124, il n’y en aura plus.”

Mais ce n’est pas le scénario du pire. Claire Kerboul se montre plus pessimiste encore : “si on prend les engagements de la dernière COP au pied de la lettre et que 20 pays parviennent à tripler rapidement la puissance mondiale, on touchera le “plafond” des ressources identifiées récupérables dès 2040-2050. Dans cette hypothèse, qui prendra le risque de démarrer un EPR dont la durée de vie est d’au moins 60 ans” ?

“Les prix sont suffisants pour réactiver des mines au Canada et en Namibie mais il y a un vrai challenge du côté des investissements dans les vingt ans qui viennent”, constate Jacques Peythieu, directeur client et stratégie du groupe Orano. De son côté, Bercy – qui a récupéré le portefeuille de l’énergie – veut encore croire à un monde d’abondance. “Pas d’inquiétude sur la disponibilité de l’uranium à ce jour, répond-on au cabinet de Bruno Le Maire, en se basant sur les chiffres de l’AIEA. La France mène une politique prudente d’approvisionnement : importations depuis plusieurs pays de différents continents, stockages stratégiques. Par son choix de prolonger le traitement et le recyclage du combustible nucléaire, elle réduit sa consommation d’uranium de 10 %, avec un potentiel pouvant aller jusqu’à 25 %.”

Le discours est au diapason du côté d’EDF : “Nous ne sommes dépendants d’aucun site, d’aucune société et d’aucun pays pour assurer notre sécurité d’approvisionnement.” “La France dispose en outre d’un stock de combustible d’un montant confidentiel, pour faire face aux aléas éventuels”, ajoute Jean-Michel Quilichini, directeur de la division combustible nucléaire du groupe. Christian Polak insiste, lui, sur les capacités d’adaptation de la filière d’approvisionnement : “Il faut bien voir que le livre rouge est une photographie des ressources en uranium d’aujourd’hui. Tous les analystes prennent les chiffres qu’il contient comme s’ils étaient gravés dans le marbre, mais ce n’est pas le cas. Pour preuve, il y a soixante ans, les plus grands gisements du monde comme celui de l’Athabasca au Canada – une bassine de la taille de la Suisse – ou celui d’Olympic Dam en Australie n’existaient pas”. Et l’expert de nous montrer une carte colorée répertoriant les permis d’exploration délivrés dans la région de l’Athabasca. En cinq ans, le changement est spectaculaire : toute la zone est quasiment couverte. “On travaille davantage les gisements situés en profondeur. En d’autres termes, l’industrie de l’exploration a réagi. Et le résultat ne devrait pas tarder à se voir sur la production”, conclut Christian Polak.

Alors, fin de l’histoire ? Il y aura bien de l’uranium à foison et pour tout le monde ? Pas sûr. “Si jamais la bulle qui s’est formée sur les prix s’effondre, tous les investissements qu’on a vu apparaître dans des mines aux Etats-Unis, au Canada, en Australie ou en Afrique subsaharienne vont s’écrouler. Or, à l’heure actuelle, nous sommes déjà dans une forme de tension car, à l’échelle mondiale, l’extraction de l’uranium naturel ne répond qu’à hauteur de 75 % des besoins réels des réacteurs nucléaires. Le reste vient soit du déstockage d’inventaire, soit de la gestion de l’enrichissement”, note Teva Meyer.

Autre élément perturbateur, la géopolitique. Des pays producteurs comme le Kazakhstan ou la Namibie vont devenir stratégiques. A sa frontière avec le premier, la Chine construit un énorme entrepôt dans lequel elle stockera l’équivalent de la moitié de sa consommation annuelle. Par ailleurs, “en 2019, la Chine a pris le contrôle de l’industrie uranifère namibienne, troisième producteur mondial, en rachetant les mines de Rössing et de Husab. Elle va chercher à grappiller de plus en plus de ressources. Or, au même moment, les Etats-Unis, l’Europe et la Russie vont aussi avoir besoin de cet uranium. Des tensions risquent donc d’apparaître”, prévient Teva Meyer. “On le voit sur le pétrole et le gaz : l’abondance d’une ressource ne veut pas dire qu’elle sera toujours livrée en temps et en heure”, glisse un expert. La France devra donc se méfier.

La solution RNR, encore dans les limbes

Elle pourrait pourtant éviter quelques tracas d’approvisionnement en investissant dans des réacteurs à neutrons rapides (RNR), des machines capables de fonctionner en consommant notre stock existant d’uranium appauvri, estiment plusieurs spécialistes. “Les RNR, c’est le jackpot“, confirme Dominique Grenêche. Non seulement ils transforment, sous l’effet du bombardement des neutrons, l’uranium appauvri en plutonium, produisant ainsi la réaction de fission recherchée. Mais ils permettent, en plus, de créer davantage de matière fissile qu’ils n’en consomment. Autrement dit, et pour reprendre l’analogie avec une voiture à moteur thermique, ils fabriquent de l’essence en roulant !

Second atout, les RNR produisent nettement moins de radionucléides à vie longue que nos centrales actuelles, pour une même quantité d’électricité produite, car ils les “brûlent” dans le réacteur. Trop beau pour être vrai ? Ce tour de force neutronique a pourtant été démontré avec Phénix, un démonstrateur industriel d’une puissance électrique de 250 mégawatts connecté au réseau en décembre 1973. Cette machine a fonctionné pendant trente-cinq ans. Les autorités de sûreté ont fini par l’arrêter en raison des incertitudes liées à son vieillissement. Mais elle laisse en héritage une quantité considérable de connaissances, et la preuve qu’un réacteur peut fonctionner en mode “surgénérateur”.

La France se trouve donc, sans le savoir, dans une position exceptionnelle. Elle a accumulé sur son sol un trésor considérable. Plus de 230 000 tonnes d’uranium 238. De quoi fournir, après transformation, du carburant pendant des millénaires à des RNR nationaux, ou pendant plusieurs centaines d’années à des centrales dans toute l’Europe si celle-ci adoptait cette technologie. “Avec nos ressources actuelles, nous pourrions démarrer 5 unités d’une puissance de 1 gigawatt dès à présent”, estime Claire Kerboul. “La France se trouverait pour le nucléaire dans la position du Moyen-Orient pour le pétrole ou le gaz. A condition de développer ces réacteurs rapides “surgénérateurs” de quatrième génération”, résume Dominique Grenêche.

Mais voilà… Jusqu’ici, tout a été fait pour freiner les ardeurs de la filière. En 1997, l’arrêt du réacteur Superphénix – un RNR de très grande puissance – est annoncé, pour des raisons économiques : le faible prix de l’uranium ne justifierait plus les investissements dans ce type de machine. “L’histoire de ce réacteur a été extrêmement mouvementée, à toutes les étapes de son développement. Il a suscité beaucoup de contestations et même une opposition virulente de la part de farouches extrémistes”, précise Dominique Grenêche pour qui l’arrêt est aussi politique.

En septembre 2019, rebelote. Le gouvernement met un terme au projet de recherche Astrid, qui visait à l’élaboration d’un prototype de réacteur à neutrons rapides en collaboration avec d’autres pays. Une décision qualifiée d’erreur historique par l’ancien haut-commissaire à l’Energie atomique Yves Bréchet. “La France avait vingt ans d’avance. Elle va se retrouver à la traîne car d’autres pays comme la Chine, l’Inde et la Russie, investissent désormais dans les RNR”, souligne Claire Kerboul.

Faut-il voir dans ces deux décisions un manque de vision politique ? Le pouvoir de nuisance de ceux qui ne supporteraient pas de voir émerger un nucléaire durable ? Ou les effets de l’illettrisme scientifique et de la perte des compétences, s’interroge l’experte ? “Le sujet est sensible”, reconnaît Vincent Berger, qui occupe le poste de haut-commissaire à l’Energie atomique depuis septembre 2023. “Depuis le départ, on sait que l’on fera des RNR un jour, assure celui qui participe aux choix énergétiques du pays en siégeant au fameux Conseil de politique nucléaire. Si on nous avait dit, en 1910, qu’il allait y avoir une crise des missiles à Cuba, personne n’y aurait cru. Les missiles n’existaient pas et la Révolution russe n’avait pas eu lieu. Pourtant entre 1910 et 1962, le temps écoulé est plus court que la durée de vie d’un EPR 2. Cela signifie qu’il faut se préparer à des crises qu’on ne connaît pas, qu’il faut être robuste dans un monde très incertain.”

En dépit de cette ode à peine masquée en faveur des RNR, la nouvelle filière reste encore à l’état d’embryon, incarnée par une poignée de start-up développant des petits réacteurs innovants. “Ces projets sont intéressants. Mais ils ne sont pas à la hauteur des enjeux car ils s’adressent à des marchés de niche. La situation actuelle nourrit une rancœur énorme de la part des milliers d’ingénieurs qui ont participé à l’aventure RNR ces dernières décennies”, constate un acteur. “Evidemment, cela coûterait plus cher, de 30 % à 40 %, pour passer aux RNR. Mais c’est d’une question d’avenir. En plus, le combustible serait gratuit puisqu’on le possède déjà. Le frein est donc politique : il faut admettre que l’on s’est trompé en persistant avec le parc actuel “, s’épanche un autre spécialiste.

La France face à un dilemme

La construction d’un démonstrateur est bien prévue dans le calendrier d’EDF, d’Orano et du CEA, mais aux alentours de 2050. Impossible d’aller plus vite, jurent les dirigeants des trois entités. “On ne va pas embêter EDF aujourd’hui avec ce sujet. La priorité, c’est de prolonger la durée de vie des centrales afin que les Français puissent avoir de l’électricité en 2035-2040. L’exploitant du parc nucléaire français a aussi des EPR à construire, des petits réacteurs modulaires, des projets à l’étranger… Cela fait beaucoup avec des ressources humaines qui sont comptées. Il paraît donc évident qu’EDF ne va pas construire de RNR avant 2060″, indiquait récemment Vincent Berger devant les adhérents de la SFEN.

Le programme d’Orano est bien chargé lui aussi, avec la prolongation de la durée de vie de plusieurs installations clés – l’usine de retraitement de La Hague et l’unité de fabrication de combustible Mox -, la construction d’une piscine d’entreposage, et le lancement d’études pour la construction d’une nouvelle usine de retraitement d’ici à 2045-2050. Au milieu du siècle, la filière RNR devra, au mieux, se contenter d’un atelier qui produirait des quantités modestes de combustible pouvant être consommées dans les futurs réacteurs à neutrons rapides.

Sur son site Internet, le CEA vante bien les mérites du multi recyclage en REP, une technologie censée incarner la transition vers les réacteurs de quatrième génération. Mais cette voie consistant à recycler plusieurs fois le combustible usé reste contestée, pour des raisons économiques et scientifiques. “Cette solution ne tient pas la route. On va économiser très peu d’uranium, dépenser beaucoup d’argent et consommer du plutonium utilisable pour de futurs RnR, expliquait Yves Bréchet à L’Express l’an dernier, dans la foulée des auditions sur la perte de l’indépendance énergétique de la France.

“Attention. Le sort de la filière RNR ne tient qu’à un fil. Si on ne prend pas de décision rapidement, nous risquons de perdre en compétences et de plus être en capacité de valoriser un héritage scientifique et industriel considérable. La France aura alors investi des milliards d’euros pour rien, dans un patrimoine technologique que le monde nous jalouse”, avertit Sylvain Nizou, l’un des fondateurs de la startup Hexana.

Avec ses deux associés, cet ancien du CEA développe un petit réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium, intégrant un dispositif de stockage haute température. Cette installation permettra, à terme, de produire de l’électricité pour concurrencer les centrales à gaz ou de fournir de la chaleur à des industries énergivores.

Aujourd’hui, notre équipe fait tout pour que l’héritage d’Astrid, de Phénix et Superphénix survive. Nous assumons de ne pas répondre aux enjeux d’électrification du pays car ce sont les EPR2 et les renouvelables qui sont attendus pour cela. Cependant, notre projet va réactiver des acteurs et renforcer la filière industrielle travaillant sur le combustible ou la fabrication de ces réacteurs”.

Un travail indispensable si l’on veut un jour lancer un projet à l’échelle nationale. Toutefois, ce rêve reste encore lointain. “Le choix de développer une vraie filière RNR pour le pays est avant tout un choix politique”, plaide Stéphane Sarrade, directeur adjoint de l’innovation nucléaire au CEA, qui a permis au projet Hexana d’éclore. Vincent Berger confirme. “Ce sujet-là échappe aux technologues et aux scientifiques. La décision revient au président de la République. C’est lui qui décidera quand la France doit être en capacité de déployer un parc de RNR. A partir de là, les industriels pourront élaborer un rétroplanning”. Dans l’idéal, il faudra faire fonctionner un démonstrateur pendant une dizaine d’années avant de construire ces nouveaux réacteurs, afin d’avoir un bon retour d’expérience. Mais pour imaginer cette machine et la bâtir, il faut également compter une vingtaine d’années. Et pour faire basculer complètement le pays vers les RNR ? Quatre-vingts ans au total. Telle est l’inertie inhérente au monde du nucléaire.

“Nous arrivons à un moment charnière. Si on décide d’investir massivement sur les EPR, c’est pour une longue durée. Cela signifie que la filière RNR risque d’en pâtir irrémédiablement”, prévient Teva Meyer. La France jouera donc gros dans les cinq à dix ans qui viennent. Il reste encore une place pour les RNR. Mais la fenêtre de tir se réduit.

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