Paris 2024 : bientôt un médaillé à l’ADN modifié ? Enquête sur le dopage de demain

Paris 2024 : bientôt un médaillé à l’ADN modifié ? Enquête sur le dopage de demain

Le scénario a de quoi surprendre, mais il est loin d’être fantaisiste. Imaginez un athlète médaillé aux Jeux olympiques de Paris se présentant au contrôle antidopage. L’air serein, il remplit un flacon d’urine, voire accepte de réaliser un test sanguin. Il sourit, tout heureux de sa victoire comme de sa certitude à propos du résultat de ce test. Négatif. Pourtant, ce sportif de haut niveau le sait : il a enfreint les règles. Mais il ne risque rien à l’heure actuelle, car la méthode utilisée est tout bonnement indétectable. Pour booster ses performances et ne pas se faire prendre, le médaillé n’a utilisé aucune des substances connues, comme la testostérone ou les stéroïdes anabolisants, mais a opté pour un nouvel artifice : le dopage génétique. Il consiste à modifier son patrimoine génétique, afin de stimuler la production endogène d’une substance interdite, comme l’hormone de croissance ou l’érythropoïétine (EPO). Une utilisation détournée de la thérapie génique qui vise à introduire du matériel génétique dans des cellules pour soigner une maladie. En somme, il serait un athlète “augmenté”.

Si cette menace est identifiée depuis une vingtaine d’années par les instances antidopage, aucun cas n’a été détecté jusqu’ici. Mais son ombre envahissante ne fait que s’étendre. “Le principe, dans le fond, est le même qu’avec le dopage dit ‘classique’ : on détourne une avancée scientifique utile à la population pour tricher”, précise l’expert en sciences antidopage Raphaël Faiss, responsable de recherche à l’université de Lausanne. En ce qui concerne les effets recherchés, le dopage génétique ne se démarque pas de ce qui est déjà observé : augmentation de la masse musculaire ou de l’endurance respiratoire durant les phases d’entraînement, afin de profiter, lors de la compétition, des effets de cette amélioration. Concrètement, les séquences seraient injectées dans le sang ou directement dans les muscles ciblés, où elles entraîneraient la production de la protéine voulue, avant d’être rapidement dégradées dans les cellules et de devenir indétectables. “Ce sont des outils fantastiques qui sauvent déjà des vies, mais qui représentent aussi un défi pour nous”, assure pour sa part Olivier Niggli, directeur général de l’Agence mondiale antidopage (AMA). Sans parler des risques pour la santé qu’encourraient ces sportifs peu scrupuleux…

Les récentes avancées dans le champ de la génétique se sont traduites par l’arrivée des vaccins à ARN messager ayant notamment permis de lutter contre la pandémie de Covid-19 et qui en sont un parfait exemple. “Grâce à l’ARN, je peux en théorie vous injecter le codage pour l’EPO ou l’hormone de croissance, précise le professeur de droit David Pavot, titulaire de la chaire de recherche sur l’antidopage dans le sport de l’université de Sherbrooke, au Canada. Pour autant, techniquement, je vous ai injecté non pas l’EPO mais l’ARN qui va permettre à vos cellules de coder pour l’érythropoïétine.” Or des athlètes capables de simuler leur production endogène de l’EPO – qui augmente le nombre de globules rouges et, donc, la teneur en oxygène du sang – ou de produire naturellement des hormones de croissance fausseraient considérablement le jeu. Dans le détail, une dizaine de gènes candidats ont déjà été mis au jour pour leurs capacités à “booster” la force, l’endurance ou la résistance à la douleur des athlètes.

Au-delà du développement de l’ARN messager, une autre avancée donne des sueurs froides à la lutte antidopage : Crispr-Cas9. Cet outil, qui permet de modifier une partie très précise d’un gène, pourrait servir à lutter contre la drépanocytose. Mais aussi être détourné de son utilité initiale… D’autant que, en décembre dernier, l’Agence européenne du médicament a approuvé un premier traitement avec ces ciseaux moléculaires, ouvrant ainsi la voie à sa commercialisation – et à sa production en grande quantité. D’autres thérapies géniques pouvant être détournées à des fins de dopage se sont ajoutées à la liste, tel le Neovasculgen, un traitement russe portant le gène codant pour le facteur de croissance de l’endothélium vasculaire, lequel pourrait améliorer l’irrigation sanguine des muscles.

“C’est encore délicat à mettre en œuvre. On en reste, pour une grande partie, à des modèles animaux, mais la recherche avance vite”, tempère Raphaël Faiss. Le Pr Alain Fischer, généticien et actuel président de l’Académie des sciences, confirme : “La faisabilité du dopage génétique est concevable, bien que ce ne soit pas tout à fait pour aujourd’hui.” Reste que, depuis une vingtaine d’années, plusieurs alarmes ont été déclenchées. En 2002, l’entreprise britannique Oxford Biomedica a, par exemple, conçu un médicament contre l’anémie, le Repoxygen. Ce vecteur viral contenant le gène de l’EPO active l’expression de l’érythropoïétine lorsque le niveau d’oxygène dans le sang est bas. Quatre ans plus tard, un entraîneur allemand a été soupçonné d’avoir dopé ses athlètes à leur insu avec ce traitement. Si la justice a pu retrouver des courriels indiquant que le coach tentait de s’en procurer, aucune preuve de son utilisation n’a pu être collectée. Face à cette alarme, le médicament a été interdit par les autorités antidopage.

La France et son laboratoire de Saclay

L’Agence mondiale antidopage a pris en compte la menace dès 2002, avec une première réunion d’experts sur cette question, et, en 2003, le dopage génétique a été inclus dans la liste des substances et méthodes interdites. Aussi, depuis les Jeux olympiques de Tokyo, en 2021, l’International Testing Agency (ITA), qui supervise la lutte contre le dopage aux JO, a intégré celui-ci dans ses analyses. Mais, sur les quelques dizaines de tests effectués au Japon, puis, début 2022, aux Jeux d’hiver à Pékin, après plusieurs suspicions, aucun ne s’est révélé positif.

En vue des JO 2024, la France a également pris ses dispositions. Le 19 mai 2023, dans le cadre de la loi relative aux Jeux olympiques et paralympiques, le Parlement a autorisé le Laboratoire antidopage français (LADF), à l’université Paris-Saclay, de procéder à des analyses génétiques en cas de besoin. “L’autorisation prévue permet de procéder, à partir de prélèvements sanguins ou urinaires des sportifs et dans l’hypothèse où les autres techniques disponibles ne permettent pas leur détection, à la comparaison d’empreintes génétiques et à l’examen de caractéristiques génétiques pour la recherche de quatre endogènes d’une substance interdite administrée par une manipulation génétique”, indique le ministère des Sports. “Les analyses en question sont en cours de développement et d’accréditation par le Cofrac [Comité français d’accréditation] et l’AMA, et seront prêtes pour les JO 2024”, souligne, de son côté, le LADF.

Et le ministère de préciser que “des conditions strictes de traitement des données et d’analyse ont été prévues”, car cette question revêt également des enjeux éthiques. Ainsi, précise la loi, “les données génétiques analysées ne peuvent ni conduire à révéler l’identité du sportif ni servir à son profilage ou à sa sélection à partir d’une caractéristique génétique donnée. Elles sont détruites sans délai lorsqu’elles ne révèlent la présence d’aucune substance ou l’utilisation d’aucune méthode interdites, ou au terme des poursuites disciplinaires, lorsqu’elles révèlent la présence d’une substance ou l’usage d’une méthode interdites”. Par ailleurs, et c’est un point important, cette autorisation n’est pas strictement réservée aux JO, une évaluation de sa mise en œuvre étant prévue par le Parlement, “au plus tard le 1ᵉʳ juin 2025”, complète le ministère des Sports.

Ces méthodes de détection consistent pour le moment à chercher des séquences d’ADN spécifiques dans les échantillons d’urine et de sang des athlètes en utilisant des tests PCR. Mais elles ne sont pas encore systématiques en raison d’un facteur de risque considéré comme faible. “On ne considère pas qu’elles doivent être appliquées en première ligne, parce que la menace de cette technologie est, aujourd’hui encore, moins importante que celle liée à des substances plus classiques”, tempère Olivier Niggli, directeur général de l’AMA. Sans compter que le développement de ces méthodologies de détection à grande échelle aurait un coût très élevé. Pour l’heure, des analyses plus poussées sont uniquement réalisées lorsque des variations anormales dans les performances ou les variables biologiques d’un athlète sont constatées ; avec l’utilisation de méthodes de détection du dopage génétique en deuxième ligne. Or un tel délai risque d’entraîner la disparition de la preuve du dopage. Par exemple, l’ARN injecté dans les vaccins anti-Covid est dégradé en quelques jours seulement. D’autant que, les protéines produites par ces gènes ajoutés étant structurellement très similaires à celles fabriquées naturellement par le corps humain, il sera difficile de les différencier. Ces protéines pourraient aussi être produites localement, uniquement dans le muscle où a eu lieu l’injection, par exemple. Tout cela rend la création d’un test idéal contre le dopage génétique très compliquée.

Si certains se veulent rassurants, arguant qu’un tel système de dopage demanderait une infrastructure scientifique et industrielle considérable, d’autres pensent qu’on a déjà franchi la frontière théorique. Avec, en toile de fond, l’affaire du dopage russe qui a montré l’ampleur du phénomène et les moyens considérables alloués par un Etat pour améliorer les performances de ses athlètes. Si le dopage génétique semble pour le moment demeurer à l’abri des radars, la réglementation antidopage permet de conserver les échantillons prélevés pendant dix ans. Le développement de nouvelles techniques de détection pourrait, à l’avenir, changer la donne.

Laboratoires clandestins

D’autres menaces pèsent sur le rêve d’un sport dit “propre”. Dans l’ombre, des laboratoires clandestins produisent en effet des stimulants d’un genre nouveau : des opioïdes ou des cannabinoïdes de synthèse – les fameux NPS (pour “new psychoactive substances”, en anglais). Plus de 1 000 ont déjà été identifiées et peuvent, du jour au lendemain, entrer dans le champ du dopage. Face à ce risque, l’Agence mondiale antidopage s’est organisée : “Nous surveillons ce qu’il se passe sur Internet, notamment sur le darknet, afin d’identifier le type de substances qui pourraient être mises à disposition ainsi que les forums de discussions d’athlètes”, précise son directeur général, Olivier Niggli. Dans les faits, bien entendu, aucun athlète ne se présente sous son vrai nom dans ces espaces numériques, mais cette surveillance joue un rôle d’avertissement. De telles structures sont ainsi régulièrement identifiées et démontées, notamment grâce à des lanceurs d’alerte qui avertissent l’AMA.

L’enjeu est de taille, car les produits en développement clinique dans les portefeuilles des compagnies pharmaceutiques sont, pour un certain nombre d’entre eux, les agents dopants de demain. “On collabore donc avec cette industrie et nous développons des accords avec des groupes pharmaceutiques et de biotechnologies de façon à avoir un échange privilégié d’informations. En somme, l’objectif, à terme, est de pouvoir analyser les molécules développées en amont de leur mise sur le marché, dans le but de réduire au minimum le laps de temps entre l’apparition d’une nouvelle substance et sa possible détection”, poursuit le directeur général de l’Agence mondiale antidopage. Dans les faits, là encore, la réalité est à nuancer : selon nos informations, si l’AMA collabore effectivement avec certains laboratoires pharmaceutiques, d’autres ont refusé une telle discussion ; et certains ont même cessé de partager leurs informations.

A l’image de la proposition d’un homme d’affaires australien qui souhaite créer des “Jeux améliorés”, où le dopage serait autorisé, les nouvelles méthodes pour améliorer les performances posent question sur l’avenir de l’esprit du sport. “Dans la lutte contre le dopage, il faut savoir rester humble, lance Olivier Niggli. Mais, si tout cela voyait le jour, on verrait le retour des gladiateurs, avec une victoire de celui qui a le plus d’argent ou qui s’est entouré de la meilleure équipe de scientifiques.” Pour éviter cela, les agences internationales misent sur l’éducation des sportifs et la recherche. Mais, là encore, que pèse le budget de 54 millions de dollars de l’AMA face à ceux de l’industrie pharmaceutique ou des sponsors ? “Dans certains pays sous-développés, gagner une course peut changer votre vie et celle de votre famille, de vos proches, conclut l’expert en sciences antidopage Raphaël Faiss. L’esprit de Pierre de Coubertin peut difficilement lutter contre de telles considérations.”

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