Paris-Saclay au bord de l’implosion : tensions et tractations dans la première université d’Europe

Paris-Saclay au bord de l’implosion : tensions et tractations dans la première université d’Europe

C’est un curieux ballet. Des élus d’universités, des syndicalistes, des cadres administratifs. Tous défilent, le long des verrières de l’Ecole normale supérieure (ENS), derrière les colonnes en béton de l’Ecole centrale ou sous les balustrades du “château”, surnom de la faculté des sciences d’Orsay, d’où sont sortis tant de Prix Nobel. Le visage fermé, parfois marqué, des délégations se saluent. Puis se mettent à parlementer.

L’avenir de Paris-Saclay, et plus largement de la politique de regroupements des universités françaises, se joue là, dans l’intimité de ces conciliabules tenus en pleines vacances scolaires, un peu partout sur le campus. D’apparence tranquille avec ses allées momentanément vides, ce fleuron français de la recherche bouillonne. Depuis le 9 février, l’institution, première tricolore au classement de Shanghai, est bloquée. Une crise la paralyse et menace la dizaine d’établissements scientifiques qui la composent.

Fonctionnant encore aujourd’hui sur des statuts expérimentaux, Paris-Saclay se trouve en incapacité d’élire un président à sa tête, pris en otage par son propre conseil d’administration (CA). Quasiment un putsch : “C’est un monde inconnu qui va s’ouvrir si aucune fumée blanche ne sort des conclaves actuels dans les prochains jours”, glisse Jean-Yves Mérindol, ancien président de l’ENS Cachan et fin connaisseur du mastodonte, créé officiellement en 2020, notamment pour peser à l’étranger.

Un quasi-putsch

Une partie des membres du CA, élu le 1er février après un premier scrutin, refuse de désigner les “personnalités extérieures”, ces tiers qui doivent participer au vote final, comme le veut le règlement. Et empêchent, de fait, que le processus électoral n’aboutisse. Les bloqueurs entendent ainsi retarder le plus possible la pérennisation du regroupement, actée pour 2025. Leur objectif : modifier la gouvernance de la superstructure, avant qu’elle ne soit inscrite dans le marbre.

Le sujet n’en finit pas de fâcher depuis les prémices du projet, lancé il y a plus de dix ans par Nicolas Sarkozy. En 2017 déjà, Emmanuel Macron avait dû prononcer le divorce avec l’École polytechnique, soucieuse de préserver son indépendance. Un séisme. Puis en 2022, Paris-Saclay, alors dirigé par l’actuelle ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche Sylvie Retailleau, avait dû concéder aux universités d’Evry et Versailles une forme d’indépendance en son sein.

Au cœur cette fois-ci de ces luttes intestines : la place de l’ex-université Paris-Sud. C’est en grande partie grâce à sa faculté des sciences, la plus prestigieuse, le cœur historique du groupement, que Saclay rayonne autant. Mais ses membres jugent aujourd’hui injuste qu’Evry, Versailles et les grandes écoles (Centrale, AgroParisTech, l’ENS et l’Institut d’optique) conservent une forme de souveraineté, là où l’ancien Paris-Sud a perdu sa personnalité juridique, l’obligeant à recueillir l’accord des autres structures pour son budget ou encore ses recrutements. Ils craignent d’être lésés, ou mal considérés. “Des cénacles se sont récemment vus annulés, faute de participation des autres parties prenantes”, regrette Patrick Puzo, élu CFDT au conseil d’administration.

Paris-Sud, cœur des guerres intestines

Cet été, la faculté des sciences a présenté des propositions pour rectifier le tir. “Le rapport a été balayé par la présidence”, déplore Katia Le Barbu-Debus, chercheuse et syndicaliste SNCS-FSU. Interrogée par L’Express, Estelle Iacona, l’actuelle présidente de Paris-Saclay, qui doit quitter son poste le 1er mars, sauf en cas de réélection, rétorque qu’il s’agissait d’une “contre-initiative”. “Un groupe de travail incluant l’ensemble des parties a été mis en place, et son avis a bien sûr été pris en compte”, détaille-t-elle.

Au gouvernement, on pensait en avoir fini avec ces vieilles inimitiés. Les modalités de gouvernance, celles qui aujourd’hui sèment la discorde, ont été approuvées par l’ancien CA en juillet dernier. Une délégation du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES) devait même venir, mi-mars. L’organisme est chargé de dire si l’université peut sortir du statut d’établissement public expérimental et prendre sa forme définitive.

Avec le blocage, plus de visite. Annulée, en urgence. Une autre doit être programmée avant l’été prochain. Il ne faudrait pas tarder : “Si l’université attend trop, elle devra refaire son autoévaluation, une étape qui nécessite de lancer une vaste enquête auprès du personnel et des usagers. Reprendre tout à zéro ferait perdre beaucoup de temps à tout le monde”, prévient une source au sein de l’institution. De quoi tout envenimer à nouveau.

Vives tensions avec la présidente

Depuis le semblant d’idylle estivale, les tensions sont reparties de plus belle. Elles étaient déjà très vives : en 2022, un rapport d’expertise mené par le cabinet de conseil Degest, que L’Express a pu consulter pointait un “climat psychosocial inquiétant” et des salariés administratifs centraux proches de la rupture. En cause : conflits, réorganisations tous azimuts et manque de moyens pour les mener à bien.

Au-delà de ce profond malaise, les rapports avec la présidence se sont aussi beaucoup dégradés ces derniers mois. Les syndicats (FSU-CGT, SGEN-CFDT, SNPTES-Unsa), alliés dans le blocage, malgré des divergences sur les suites à donner, parlent d’un “dialogue de sourds”. “On nous adresse des fins de non-recevoir. Il s’agit pourtant de la survie de la plus importante université française, environ 15 % de la recherche du pays à elle seule”, s’indigne le syndicaliste et élu au CA, Patrick Puzo.

Pour éviter le moment où, faute de tête, l’hydre ne pourra plus fonctionner, une administration provisoire doit être nommée par le rectorat. En attendant, une nouvelle liste de personnalités extérieures a été proposée. Selon nos informations, celle-ci devrait de nouveau se voir refusée, par principe. Les oppositions réclament, comme condition à tout geste allant dans le sens d’une collaboration, un report pur et simple de la sortie d’expérimentation. Préalable que refuse la direction actuelle.

Si aucun accord n’est trouvé d’ici fin mars, échéance réglementaire, le gouvernement se verra obligé de s’impliquer. Le dossier s’annonce brûlant. Le risque ? Que l’une des composantes de Saclay ne décide à son tour de claquer la porte. Il y a quelques mois, un autre bras de fer du genre a conduit le gouvernement à acter la scission entre Toulouse Capitole et Toulouse School of Economics. Certains y ont vu un échec, alors qu’Emmanuel Macron défend ardemment l’émergence de ce type de super-établissement. C’est grâce à l’une de ses ordonnances, datant de 2018, que de telles expérimentations peuvent se tenir.

La ministre s’est déportée

Qui de mieux que la ministre Sylvie Retailleau pour éviter un tel délitement ? Contrairement à sa remplaçante – qu’elle a pourtant choisie comme vice-présidente à l’époque -, la ministre avait réussi à tenir tout le monde autour de la table. Au prix d’un peu de câlinothérapie et de beaucoup de compromis. “Sylvie Retailleau est très attachée à Paris-Saclay et se tient informée de ce qu’il se passe”, concède son cabinet. Sauf qu’elle s’est déportée du sujet pour éviter tout conflit d’intérêt. “Elle n’aura donc aucun rôle décisionnel.” Sans ministre pour trancher, l’inertie paraît inévitable.

Les temps de crise ont ceci de particulier qu’ils ne laissent le choix qu’entre de mauvaises solutions. Reconstituer Paris-Sud, comme le demande une partie des syndicats, pourrait par exemple, entraîner d’autres tensions. “Il y a des facultés, comme celle de médecine ou celle de pharmacie par exemple, qui s’épanouissent dans le fonctionnement actuel. Elles n’y seraient pas favorables”, relève Véronique Benzaken, vice-présidente honoraire.

Certains voudraient changer la composition du CA en réduisant le nombre de personnalités extérieures, jugé trop élevé par les bloqueurs. L’opération pourrait donner plus de poids à feu Paris-Sud, mais les écoles risqueraient alors d’être vexées. Quant à la CGT, traditionnellement opposée au regroupement, ses propositions sont vues comme une tentative de démantèlement du géant par les enthousiastes, majoritaires depuis que le groupement a fait grimper la France au classement de Shanghai. “On n’arrive pas à se projeter pour savoir comment va devenir ce grand établissement”, résume Jean-Michel Bocherel, représentant syndical SNPTES-Unsa.

Du 29 février au 1er mars, Paris-Saclay accueille le sommet Choose Science, un grand rassemblement qui doit mettre à l’honneur l’excellence de la science hexagonale. De l’Elysée, le président de la République, qui parraine l’événement, veille. Mais en coulisses, faute de fumée blanche, les tractations se poursuivent. Le colosse a beau avoir été conçu pour prendre la lumière, son avenir se joue dans l’ombre.

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