Immigration : les départements dépassés face à l’afflux de mineurs non accompagnés

Immigration : les départements dépassés face à l’afflux de mineurs non accompagnés

Dans l’univers administratif, l’infaisable est l’ennemi du bien. Prenez la loi Taquet sur la protection de l’enfance, entrée en vigueur le 1er février dernier. Elle prévoit l’interdiction de l’hébergement à l’hôtel des jeunes dépendant de l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Ce type de logement a été jugé “peu sécurisant” et “fondamentalement inadapté pour l’accueil et l’accompagnement de mineurs” par un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), en 2020. Seuls les jeunes de 16 à 21 ans pourront désormais, par le biais d’une dérogation, être mis à l’abri dans ce type de structures pour une durée maximum de deux mois, uniquement pour les “situations d’urgence”, et avec une surveillance “de nuit comme de jour” d’un professionnel “formé”. “Le problème, c’est que cette loi est dans les faits inapplicable”, alerte François Sauvadet, président de l’association des départements de France.

L’ancien ministre, président du conseil départemental de Côte d’Or, évoque une “situation intenable”. Une sorte de goulet d’étranglement entre un afflux massif de mineurs et cette loi dont les grands principes tranchent avec la modestie des moyens sur le terrain. C’est aux départements d’accueillir ceux qu’on appelle les mineurs non accompagnés (MNA), étrangers pour la plupart, souvent arrivés en France après un long périple migratoire. En 2023, 19 370 de ces enfants ont été confiés à l’Aide sociale à l’enfance (ASE) – soit une augmentation de 31 % en un an.

“Rien que sur mon territoire, 37 mineurs sont actuellement hébergés à l’hôtel, faute de places disponibles ailleurs. Que faire d’eux ? Parfois, nous n’avons malheureusement pas le choix, c’est l’hôtel ou la rue”, martèle François Sauvadet. La question de l’augmentation des MNA inquiète particulièrement le président : dans son département, 163 jeunes ont été confiés à l’ASE en 2023, contre 123 en 2022 – soit 40 personnes supplémentaires à héberger. “Mais il y a également tous ceux qui se sont présentés comme mineurs alors qu’ils ne l’étaient pas et que nous avons dû prendre en charge le temps de l’évaluation de leur majorité, dans un contexte de manque d’effectifs et de difficultés de recrutement”, précise-t-il.

Selon le dernier rapport annuel de la Mission nationale mineurs non accompagnés (MNMNA) du ministère de la Justice, publié en 2022, cette augmentation du nombre de jeunes migrants sur le territoire s’explique notamment par la fin des lois d’état d’urgence successives, des restrictions de déplacements et des fermetures temporaires des frontières, l’évolution des routes migratoires ou encore l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Venus en premier lieu de Côte d’Ivoire, de Guinée, de Tunisie, du Mali et ou d’Afghanistan, ces jeunes arrivent avec “des parcours de vie traumatiques”, et des “situations sanitaires dégradées”, notamment pour les jeunes filles – dont le nombre ne cesse d’augmenter depuis 2017, écrivent les fonctionnaires.

Système à bout de souffle

Le système censé organiser l’accueil de ces migrants, que la loi protège au point de les rendre inexpulsables – pour peu que leur minorité soit reconnue -, semble à bout de souffle. A leur arrivée en France, ces mineurs non accompagnés doivent être accueillis par les départements, qui ont l’obligation d’organiser un accueil provisoire d’urgence pour une durée de cinq jours maximum, le temps d’évaluer leur minorité effective ainsi que leur isolement familial. Pour ce faire, des entretiens menés par des professionnels interrogent et recoupent les informations communiquées par ces jeunes : pays et région d’origine, état civil, composition familiale, conditions de vie, motifs de départ… En cas de doutes, les papiers justificatifs du migrant peuvent être transmis aux services de la lutte contre la fraude documentaire. La justice peut aussi être saisie pour procéder à des examens radiologiques osseux – une méthode pratiquée depuis une dizaine d’années, dont la fiabilité est contestée par plusieurs associations et instances nationales. “Beaucoup n’ont pas de papiers, des justificatifs abîmés ou peu clairs. Comment faire réellement la différence entre un garçon de 16 ans et demi et un jeune adulte de 18 ans ?”, questionne Chantal Raffanel, bénévole pour l’association d’aide aux migrants Rosmerta. Dans ses locaux du Vaucluse, elle assure prendre régulièrement en charge des jeunes “refusés de manière arbitraire par l’ASE”, qui s’avèrent, après recours, être finalement mineurs. “A l’inverse, beaucoup sont majeurs”, oppose François Sauvadet. “De plus en plus d’associations sont saisies, l’évaluation dure de plus en plus longtemps, et coûte donc de plus en plus d’argent… On ne peut plus faire face”, assure-t-il.

Ce n’est qu’au terme de cette phase administrative que débute la protection judiciaire. Si la minorité est reconnue, le jeune migrant peut bénéficier d’un placement dans un foyer départemental de l’enfance. Mais la machine, en théorie bien rodée, s’enraye. Les différents rapports annuels de la MNMNA, ainsi que deux rapports successifs du Sénat en 2017 et 2021, dressent un même constat : le système est saturé, et ne permet plus d’accueillir convenablement ces jeunes. “La rapide croissance du nombre de MNA et les contraintes de leur prise en charge ont rapidement imposé (…) un recours massif à l’hôtel pour les accueillir depuis 2013, même si cette solution n’a jamais été présentée comme souhaitable ou pérenne par aucun des acteurs”, tance l’IGAS dans son rapport de 2020. Selon les hauts-fonctionnaires, 95% des jeunes hébergés à l’hôtel par la protection de l’enfance étaient ainsi des mineurs non accompagnés en 2020. Ce mode d’hébergement présente des “dangers bien identifiés” pour l’ensemble des mineurs, disent-ils, comme “le faible contrôle de la qualité des lieux d’accueil, la promiscuité dans les chambres, l’isolement par l’absence de personnels éducatifs ou correspondants de l’ASE, une faible surveillance ou encore la proximité des lieux de trafic”.

“Saturation inédite”

Dans un tel contexte, l’association des départements de France pointe des dépenses toujours plus élevées pour la prise en charge des MNA. Dans un communiqué publié le 5 février dernier, l’instance évoque un investissement “d’1,5 milliards d’euros” pour ces seuls mineurs, sur un budget total de 9 milliards d’euros pour l’ASE. D’autant que depuis la publication de la loi Taquet, les jeunes de 18 à 21 ans confiés à l’ASE avant leur majorité devront continuer à être pris en charge s’ils ne bénéficient pas de ressources ou d’un soutien familial suffisants. “Nous demandons à l’Etat de reprendre la main sur la prise en charge des MNA à leur arrivée en France, le temps de l’évaluation de leur minorité”, réclame notamment François Sauvadet. Malgré une participation de l’Etat – 500 euros par jeune au titre de l’évaluation de la minorité et 90 euros par jour au titre de la mise à l’abri pendant 14 jours – certains départements ont décidé de réagir en stoppant de manière temporaire leur accompagnement des MNA.

3791 societe mineurs isoles

En septembre 2023, le conseil départemental du Territoire de Belfort a été le premier à prendre une mesure drastique, en votant à l’unanimité une motion visant à limiter l’accueil de ces mineurs. “Entre ceux envoyés par l’Ztat dans le cadre de la répartition et ceux qui se présentaient comme mineurs de manière spontanée et qu’il fallait évaluer, nous avons rencontré une situation de saturation inédite. A l’époque, nous avons décompté 89 personnes à prendre en charge, pour une offre d’accueil de 61 places”, déplore à L’Express Florian Bouquet, le président du département. Selon le calcul de la MNMNA, neuf mineurs supplémentaires ont finalement été durablement confiés à l’ASE entre 2022 et 2023. “Sur le papier, ça ne paraît pas tant, mais c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Je n’ai pas pléthore de bâtiments et de travailleurs sociaux, il fallait mettre un coup d’arrêt à ces arrivées spontanées”, justifie le président.

Depuis, d’autres départements, comme le Vaucluse, la Vienne, le Jura ou l’Ain ont pris des décisions similaires. Le 29 novembre dernier, Jean Deguerry, président du département de l’Ain, annonçait par exemple la suspension temporaire, pour “au moins trois mois”, de la prise en charge des MNA arrivant directement dans le département. “Malgré l’ouverture de plus de 150 places d’hébergement en 2023, le département ne dispose plus de solutions, ni temporaires, ni pérennes”, indiquait le Conseil départemental dans un communiqué, demandant au gouvernement “les moyens d’agir”. La décision de suspendre temporairement la prise en charge des MNA, qui devait prendre effet dès le 1er décembre, a néanmoins été suspendue par le tribunal administratif de Lyon, saisi par différentes associations comme la Ligue des droits de l’homme ou le Groupe d’information de soutien aux immigrés (Gisti). “Il existe une obligation légale pour les départements d’évaluer la situation des jeunes pour savoir s’ils doivent être placés ou non à l’ASE. Ces décisions d’arrêt temporaire de l’accueil, qui se sont multipliées depuis l’été dernier, sont complètement illégales”, souligne Solène Ducci, juriste au Gisti.

Dans le département du Vaucluse, où une affiche placardée au Conseil départemental a indiqué pendant une dizaine de jours, au mois de novembre dernier, que l’accueil des MNA était fermé, la présidente Dominique Santoni justifie sa décision par “des personnels submergés”, qui “ne peuvent plus répondre à la demande”. “En 2023, près de 1 500 personnes se sont présentées devant nos services en expliquant qu’elles étaient mineures, alors que 80 % ont ensuite été évaluées majeures. Les coûts explosent : 8,4 millions d’euros pour notre département, sur lesquels l’Etat ne prend en charge que 5 %”, fait-t-elle valoir. Selon les derniers chiffres de la MNMA, 165 MNA ont effectivement été confiés par décisions judiciaires à l’ASE du Vaucluse en 2023, contre 124 en 2022. “En valeur absolue, ce n’est pas non plus un tsunami. C’est en fait un choix politique : si les départements voulaient vraiment investir dans l’accueil de ces MNA, ils le pourraient”, estime Chantal Raffanel, qui a déposé, avec l’association Rosmerta, plusieurs procédures en référé contre le département devant le tribunal administratif de Nîmes pour ce défaut de prise en charge.

“Ici, ils reprennent leur place d’enfant”

Les rares familles d’accueil sollicitées pour la prise en charge des MNA indiquent, de leur côté, être plus que débordées. “J’ai un agrément pour trois enfants, mais l’Etat m’a régulièrement accordé des extensions sur les dernières années, pour accueillir en urgence plus de MNA notamment”, témoigne Louise*, assistante familiale dans les Côtes d’Armor. Pauline* a connu la même expérience. Elle a accueilli jusqu’à cinq enfants ces dernières années, avec un agrément initialement accordé pour trois. “Ici, ils se posent, reprennent leur place d’enfant, joignent leur culture avec la notre. Je ne comprends pas qu’on continue de les parquer dans des hôtels en attendant que leur majorité soit évaluée, ou faute d’autres solutions d’hébergement”, déplore-t-elle.

Consciente de la situation, la présidente de la délégation parlementaire des droits de l’enfant Perrine Goulet plaide pour l’ouverture de nouvelles places en centres d’accueil, ainsi que “des réflexions pour privilégier d’autres systèmes, comme la recherche systématique de tiers digne de confiance ou l’accueil durable et bénévole”, qui consiste à accueillir bénévolement un mineur chez l’habitant et “n’est actuellement mis en place que dans deux départements”. Il y a urgence. “Le risque, c’est de se retrouver avec des jeunes livrés à eux-mêmes, exposés aux dangers ou qui tomberaient dans la délinquance”, prévient la députée.

* Les noms ont été modifiés.

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