Philippe Aghion : “L’IA ne va pas créer de chômage de masse”

Philippe Aghion : “L’IA ne va pas créer de chômage de masse”

Personne n’est à l’abri. Les intelligences artificielles génératives ont les dents qui rayent le plancher. Elles vont prendre nos emplois. Voilà le genre de messages catastrophistes qui se répandent depuis des mois, alimentés par des annonces chocs de licenciements mis sur le compte de l’IA. La réalité est beaucoup plus rassurante, affirme Philippe Aghion, professeur au Collège de France, économiste spécialiste de l’innovation et coprésident de la commission de l’intelligence artificielle.

La première raison à cela ? “Un emploi correspond à un ensemble de tâches. 5 % seulement des emplois devraient voir l’essentiel de leurs tâches automatisées par l’IA, et peuvent de ce fait être menacés. Dans la majorité des cas, les emplois vont être valorisés, car seule une partie des tâches qui les composent – les plus rébarbatives – seront automatisées, ce qui permettra aux employés d’être plus créatifs et performants sur les autres tâches”, explique-t-il à L’Express. Si présentations et e-mails sont plus rapides à faire, les professionnels peuvent affiner les idées exposées dedans. Consacrer plus de temps aux clients, grâce aux IA qui se chargent à leur place de prendre des notes ou de fouiller des bases documentaires.

Même les sphères du centre d’appels ou de la relation client peuvent réserver des surprises. La fintech Klarna a troublé le secteur en révélant que son chatbot assurait aujourd’hui le travail de 700 équivalents temps plein. A long terme, l’intelligence artificielle pourrait néanmoins faire monter en gamme ce type de services. Les IA génératives répondent bien aux questions les plus simples des clients. Mais, lorsque les demandes sont plus complexes et engagent l’entreprise, elles ont souvent besoin de passer le relais à un humain. Et ceux qui utiliseront l’IA sans réduire leurs effectifs raccourciront fortement leurs délais d’attente. Un bel argument de vente.

Les entreprises qui adoptent l’IA embauchent plus

“Les entreprises françaises qui adoptent l’IA créent plus d’emplois que les entreprises similaires qui ne l’adoptent pas. Cela est dû à un ‘effet de productivité’ : les entreprises qui adoptent l’IA réduisent leurs coûts de production et deviennent plus compétitives. Ce qui leur permet d’améliorer le rapport qualité-prix de leurs produits. Elles en vendent donc davantage, se développent et, par conséquent, embauchent plus que les autres.”

Est-ce à dire qu’une petite portion d’entreprises innovantes se développe au prix d’une destruction d’emplois plus grande chez leurs concurrents ? Non, suggèrent de premières études rassurantes : l’effet positif s’observe à l’échelle du secteur, pas uniquement de quelques pionniers. “L’IA ne va pas créer de chômage de masse. Pas plus que la machine à vapeur, l’électricité ou les robots ne l’ont fait avant elle. Toutes les révolutions technologiques ont suscité de vives inquiétudes. D’où le mouvement des luddites, au XIXᵉ siècle, ou l’émergence de l’idée, agitée en 2017, de taxer les robots. Ces craintes ne se sont néanmoins jamais concrétisées, précisément à cause de l’effet de productivité”, souligne Philippe Aghion. D’autant que ces innovations s’accompagnent de la création de nouvelles professions, telle celle de data scientist, parfaitement exotique dans les années 2000 et aujourd’hui si prisée.

Tout n’est pas rose, bien sûr, dans le nouveau monde de l’IA. Les travailleurs free-lance risquent de pâtir davantage de cette transformation que les autres. Et certaines professions seront mises en danger. Alors que l’IA classique avait incité les entreprises à embaucher des profils plus diplômés et plus techniques, l’IA générative devrait, elle, lisser les inégalités : ce sont les moins qualifiés et les moins productifs qui en tirent les plus importants gains de productivité.

“L’IA est un cheval fougueux”

Dans l’ensemble, l’intelligence artificielle devrait rendre la France plus prospère et l’aider à renouer avec des taux de croissance élevés, précise le rapport de la commission de l’IA, coprésidée par Philippe Aghion. En dix ans, elle pourrait augmenter le PIB tricolore de 250 à 420 milliards d’euros, soit autant que la valeur ajoutée de toute l’industrie. “Comme les précédentes révolutions technologiques, celle de l’IA augmente notre capacité de produire des biens et des services. Mais la singularité de l’IA, et particulièrement de l’IA générative, c’est qu’elle augmente également la productivité dans la conception de nouvelles idées. Ce qui ouvre des perspectives d’accélération de la croissance bien plus grandes qu’auparavant. Mais, d’un autre côté, il y a des obstacles à la croissance, à commencer par l’absence de concurrence dans les segments en amont de la chaîne de valeur de l’IA : la puissance de calcul, le cloud, les données sont entre les mains d’un tout petit nombre d’entreprises superstar”, pointe l’économiste.

Les bénéfices de l’intelligence artificielle ne tomberont donc pas du ciel. La France a de nombreux atouts dans l’IA, mais aussi de nombreux chantiers à mener. “L’IA est un cheval fougueux qui peut nous apporter beaucoup si nous le dirigeons bien, d’où l’importance de mettre en place des politiques de formation, de marché du travail et de concurrence adéquates, et d’engager des investissements conséquents”, précise Philippe Aghion. La commission de l’IA préconise ainsi que la France investisse 5 milliards d’euros par an pendant cinq ans dans ce domaine. Et qu’elle mène un vrai dialogue social. “Le débat sur les retraites l’a montré : il y a un malaise au travail qui est ignoré depuis trop longtemps. L’IA peut aider en automatisant les tâches rébarbatives et en aidant les salariés à mieux connaître leurs droits et à davantage participer à la gestion de leurs entreprises. Elle peut réinsuffler du bonheur au travail.”

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