Proviseur menacé de mort : “La loi sur la laïcité est perçue comme coercitive par les jeunes”

Proviseur menacé de mort : “La loi sur la laïcité est perçue comme coercitive par les jeunes”

A quelques jours des vingt ans de la loi du 15 mars 2004, qui interdit le port de signes religieux ostensibles dans les établissements scolaires publics, un nouvel incident démontre que son application peut susciter des tensions. Le 28 février dernier, le proviseur du lycée Maurice-Ravel, situé dans le XXe arrondissement de Paris, rappelle à trois élèves l’obligation de retirer leur voile dans l’enceinte du lycée. “L’une d’elles, majeure et scolarisée en BTS, a ignoré le proviseur, ce qui a provoqué une altercation”, a relaté à l’AFP le parquet qui a ouvert une enquête. “Depuis ces faits, des menaces de mort à l’encontre du proviseur ont été constatées en ligne. Le pôle national de lutte contre la haine en ligne s’est saisi de cette partie”, a expliqué le ministère public. Les investigations portent également sur deux plaintes déposées respectivement par l’élève, qui accuse le chef d’établissement de violence, et par le proviseur pour “acte d’intimidation envers une personne participant à l’exécution d’une mission de service public pour obtenir une dérogation aux règles régissant ce service”. Le 1er mars au matin, l’entrée de la cité scolaire a été bloquée avec des poubelles par plusieurs dizaines de jeunes, arborant une banderole “élève frappée, lycée bloqué”.

Iannis Roder, professeur d’histoire-géographie en Seine-Saint-Denis, directeur de l’Observatoire de l’éducation à la Fondation Jean-Jaurès et membre du Conseil des sages de la laïcité, signe justement un livre intitulé Préserver la laïcité. Les 20 ans de la loi de 2004 (éditions de L’Observatoire) à paraître le 6 mars prochain. Un ouvrage extrêmement documenté dans lequel il se penche, avec ses coauteurs Alain Seksig et Milan Sen, sur les événements à l’origine de la loi, notamment l’affaire des foulards de Creil en 1989. Pour L’Express, Iannis Roder revient sur la façon dont la loi de 2004 est perçue par les jeunes et sur les incompréhensions qui subsistent aujourd’hui.

L’Express : L’incident qui a touché le lycée Maurice-Ravel à Paris vous étonne-t-il ?

Iannis Roder : Absolument pas. En général, lorsque vous abordez la question de l’interdiction des signes ou des vêtements manifestant ostensiblement une appartenance religieuse au sein des établissements scolaires, la première réaction des élèves est l’incompréhension. Leur sentiment est que l’application de cette règle serait une forme de coercition qui priverait les jeunes d’être ce qu’ils ont envie d’être et de porter ce qu’ils ont envie de porter. Même s’il est rare que ces contestations débouchent sur le type d’emballement constaté au lycée Maurice-Ravel, ces provocations à l’égard de l’institution existent. On se souvient de l’affaire similaire qui avait touché le lycée Charlemagne il y a deux ans, lorsque des jeunes filles s’étaient élevées contre l’interdiction du port de l’abaya, ce qui avait entraîné des menaces à l’encontre d’une conseillère principale d’éducation. Le procédé est souvent le même : porter la polémique sur les réseaux sociaux quitte à proférer de fausses accusations de violence verbales ou physiques de la part d’enseignants ou de personnels de direction. Nous sommes face à une instrumentalisation qui vise à se victimiser et à démontrer que l’école et donc la République iraient à l’encontre du respect de la liberté religieuse, celle des musulmans en particulier.

Cette jeune génération, particulièrement sensible à la notion de liberté et de lutte contre toute forme d’injustice, ne risque-t-elle pas de servir malgré elle la cause de ceux qui cherchent à déstabiliser l’école ?

Le fait que les jeunes se montrent aussi ouverts et tolérants est a priori une bonne nouvelle. Le problème est qu’ils ne pensent souvent qu’en termes d’individus et pas en termes de communauté politique. Ils oublient que notre République s’est choisi des règles et des principes, notamment celui de la laïcité dont la principale vertu est de garantir la paix sociale. Cette méconnaissance et cette incompréhension qu’en ont les jeunes découlent de plusieurs facteurs, notamment l’influence très grande du modèle anglo-saxon. Le soft power américain, extrêmement puissant et véhiculé par la musique, les séries, les modes de vie, diffuse cette idée que les croyances religieuses individuelles doivent être protégées par l’Etat. Ce modèle donne lieu à une société communautarisée. De récents événements ont démontré qu’au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, certains semblent aujourd’hui prendre conscience des limites de ce modèle.

Lesquelles ?

Je fais référence à ce qu’il se passe aujourd’hui dans la ville américaine d’Hamtramck, dans le Michigan, qui a accueilli beaucoup de migrants musulmans ces dernières années et qui, au nom de la tolérance et de la liberté religieuse, a laissé s’installer et perdurer certaines idées ou principes contraires aux notions d’égalité et de liberté. Aujourd’hui, le conseil municipal d’Hamtramck est uniquement composé d’hommes musulmans qui se sont mis à imposer certaines règles comme l’interdiction d’utiliser le drapeau LGBT. Pour beaucoup de citoyens qui n’avaient pas vu venir ce danger, c’est la douche froide.

En présentant la loi de 2004 comme un atout plutôt que comme une contrainte, les enseignants ont toutes les chances d’être entendus

En France, les moins de 25 ans notamment ne sont pas forcément conscients de cet écueil…

En effet, beaucoup de jeunes, très attachés à cette vision libérale qui dit que chacun doit pouvoir être ce qu’il veut être – qu’il soit binaire ou non binaire, pratiquant ou non pratiquant de sa religion-, ne semblent pas avoir conscience des contradictions qui peuvent émerger. Ils ne réalisent pas forcément que d’autres camarades, empreints de croyances religieuses parfois radicales, peuvent véhiculer des visions du monde en réalité réactionnaires et à l’opposé des valeurs de tolérance qu’ils prônent. Le rôle de l’école est justement de les aider à ouvrir les yeux sur ces contradictions et d’expliquer les avantages que propose notre modèle par rapport à d’autres. C’est ce que je m’attache à faire lorsque j’interviens dans les établissements scolaires.

Comment procédez-vous ?

J’aborde le sujet en revenant sur les modèles appliqués dans d’autres pays, que ce soient les Etats-Unis, le Royaume-Uni, mais aussi l’Iran, l’Irak, le Bangladesh ou la Tunisie par exemple. J’explique en quoi les différents systèmes dans ces pays influent sur les questions religieuses, scolaires, sociales ou familiales en me basant souvent sur des faits réels. Je raconte notamment l’histoire de cette élève irakienne qui, dans son pays, n’était jamais appelée par son prénom mais uniquement par son surnom : “La chrétienne”. A son arrivée en France, cette jeune fille a accepté de témoigner et a eu cette phrase très forte : “Je voudrais remercier la laïcité car elle m’a rendu mon prénom”. Je donne aussi l’exemple de cet autre adolescent arrivé récemment du Cameroun : “Je n’avais pas le droit d’être moi et je devais donner l’illusion que j’étais croyant comme tout le monde”, dit-il. Avant d’ajouter : “En arrivant en France, j’ai été fasciné de voir que personne ne parlait de religion en classe ni ne demandait combien de fois on priait par jour”. Tous ces témoignages parlent aux élèves. Beaucoup me confient qu’ils ne se rendaient pas compte des conséquences que peuvent avoir l’absence de laïcité et l’application d’autres modèles d’organisation de la société sur la vie quotidienne.

“Même s’il est rare que ces contestations débouchent sur le type d’emballement constaté au lycée Maurice Ravel, ces provocations à l’égard de l’institution existent”, explique le professeur d’histoire-géographie Iannis Roder.

Lors de ces interventions, vous revenez également sur le rôle de la loi de 2004 qui interdit le port de signes religieux ostensibles à l’école.

Oui j’évoque bien sûr le sujet et j’explique, comme nous le faisons dans notre livre, que cette loi a été pensée pour protéger les individus des pressions éventuelles. J’insiste aussi sur le fait que, même si le système français est basé sur la sauvegarde des libertés individuelles, les signes d’appartenance religieuse ont pour effet de nous rappeler sans cesse d’où l’on vient. En cela, ils ne nous donnent pas le droit d’être “différents de notre différence” comme le stipulait l’appel “Profs ne capitulons pas” lancé en 1989 par les intellectuels Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Elisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler. Tout l’intérêt de la loi de 2004 est justement de nous permettre d’envisager une libération de ce qu’on nous dit qu’il faut être. Cela n’empêche pas la liberté de culte et ce n’est en aucun cas une interdiction de pratiquer sa religion puisque ce principe ne s’exerce que dans le cadre et sur le temps de l’école. La laïcité assure aussi bien la liberté de conscience qu’elle garantit la liberté de culte. En la présentant ainsi, comme un atout plutôt que comme une contrainte, et en faisant preuve de pédagogie, les enseignants ont toutes les chances d’être entendus et compris par les jeunes qu’ils ont en face d’eux.

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