Quand les artistes s’inspirent des gestes qui font le sport

Quand les artistes s’inspirent des gestes qui font le sport

Il y a un an, à quelques jours près, disparaissait Dick Fosbury, premier athlète à avoir osé un saut en rouleau dorsal dans une compétition internationale. C’est à l’automne 1968, aux Jeux olympiques de Mexico, que l’Américain franchit la barre du saut en hauteur en regardant le ciel devant une foule aussi médusée qu’enthousiaste. Sur les cimaises des Franciscaines, à Deauville, les planches-contacts de l’époque du photographe Robert Legros, du journal L’Equipe, décomposent, seconde après seconde, le geste de celui qui remportera ainsi l’épreuve et deviendra, bien malgré lui, un symbole libertaire outre-Atlantique, à l’image de la génération hippie. Le Fosbury-flop est l’un des huit gestes sportifs explorés par l’essayiste et écrivain Thierry Grillet, ancien directeur de la diffusion culturelle de la BnF. “Une nouvelle philosophie s’insinue dans le saut. En phase avec l’époque, l’athlète montre la voie : ne plus fixer la barre, mais fixer les étoiles. Préférer la verticalité du rêve à l’horizontalité de la compétition”, avance-il.

Ici, le commissaire ouvre des perspectives plus funèbres au geste en mettant en regard les clichés de Legros avec le triptyque Poursuite de Vladimir Velickovic. Dans les années 1970, l’artiste serbe, installé en France, s’y inspire des travaux du Britannique Eadweard Muybridge qui, dans les dernières décennies du XIXe siècle, est, avec le Français Etienne-Jules Marey, le pionnier de la chronophotographie, une technique permettant d’observer des mouvements rapides chez l’homme ou l’animal en les dissociant. Les trois tableaux peints en noir et blanc, troués de quelques taches écarlates, de Poursuite montrent un athlète traqué par des rats tentant une fuite jusqu’à, vaincu, tomber dans le néant. “Pour moi, la couleur en noir et blanc, semblable aux clichés de Muybridge – avec le rouge de la violence -, signifie la course, la poursuite, la chute”, expliquait Velickovic avant sa disparition en 2019.

C’est encore dans l’inestimable fonds d’archives de L’Equipe que Thierry Grillet a déniché cette photographie d’Allen Meany réalisée en 1920, qui voit l’exécution parfaite d’un plongeon lors de l’épreuve féminine des JO d’Anvers. A l’époque, le modèle scandinave, qui impose le plongeur-gymnaste, a définitivement pris le dessus sur la conception anglaise du plongeur-nageur. Le saut “suédois”, plus connu aujourd’hui sous le nom saut de l’ange, devient le “geste séraphique” par excellence. Mais ne l’a-t-il pas toujours été ? L’antique plongeur sur la fresque funéraire découverte à Paestum, en Italie, semble l’incarner dans la phase finale de son saut de l’ange, comme tendant voluptueusement les bras au défunt. Plus près de nous, c’est Yves Klein, qui, dans son photomontage du Saut dans le vide de 1960, se jette, en tenue de ville et les bras en croix, d’un pilier vers le bitume, pour rejoindre les profondeurs de la couleur : “Pour peindre l’espace, je me dois de me rendre dans cet espace même.”

David Hockney, “Olympische Spiele München”, 1972.

Une dizaine d’années plus tard, David Hockney trace les contours de son fameux plongeur sur une affiche destinée à promouvoir les Jeux de Munich en 1972. L’artiste britannique, alors installé en Californie, est déjà connu pour célébrer les piscines, érotisant notamment le geste du nageur, à travers sa série de Splash, où ne subsiste des corps que l’éclaboussure finale après la pénétration dans l’eau. Renversement des codes sur cette affiche qui laisse apparaître le buste et la tête de l’athlète au moment où ses mains s’apprêtent à fendre les flots, les reflets de sa peau rejoignant les ondulations bleutées de la surface.

“Geste sculptural”

Au tennis se joue une autre histoire. Celle du “geste sculptural” symbolisé par le “service”, coup unique et prévisible qui, selon son effet, limite l’échange à lui-même ou le prolonge à l’infini. Suzanne Lenglen ou Serena Williams sur les courts, René Lacoste dans sa bible parue en 1928, Jacques Tati à l’écran (Les Vacances de monsieur Hulot), le Nabi Maurice Denis ou le précurseur du pop art Charles Lapicque sur la toile… Tous se sont emparés de la raquette pour la disséquer ou la sublimer. Sans oublier le joli clin d’œil de cette section tennistique avec une œuvre de Mathieu Forget, alias Forgetmat. Le fils de Guy Forget – as de l’ace en son temps -, qui a embrassé une carrière de joueur professionnel de tennis, avant de devenir danseur et photographe, se représente en lévitation sur le central Philippe-Chatrier de Rolland-Garros, dans un parallélisme parfait avec le sol, pour, dit-il, faire de l’emblématique stade “une sorte de toile peinte, géométrique, un souvenir de Mondrian, où même le corps se glisse comme une ligne sur fond rouge”.

Forgetmat, “ACE / Roland Garros” (détail), 2022.

Le tir à l’arc, enfin, se distingue nettement des autres disciplines en se circonscrivant à un seul geste unissant l’homme et l’outil dans une fusion physique et technique, dont le paradoxe est de reposer sur l’immobilité. Thierry Grillet le qualifie de “geste philosophique”, car il renvoie à la sagesse zen du kyudo, l’art chevaleresque du tir à l’arc qui reprend le précepte des stoïciens : il faut viser la vertu comme cible idéale (skopos), mais l’important, c’est le but (telos) – s’efforcer d’être vertueux. Au début du XXe siècle, Bourdelle, l’élève surdoué de Rodin, préfère, lui, exalter la puissance de l’archer en s’inspirant des douze travaux d’Héraclès. Son athlète, qui bande de tous ses muscles un archer sans corde ni flèche, semble incarner l’effort et la volonté, les deux mamelles du sport.

Léo Caillard, “Néon Discobolus”, 2017.

Ces gestes sportifs, auxquels s’ajoutent ici la panenka au football, la touche au rugby, la foulée chez les coureurs ou le “jab” des boxeurs, sont explorés à la fois dans leur part documentaire et dans leur dimension onirique, grâce aux œuvres d’art qui prolongent les documents d’archives… En ouverture de l’exposition, le Néon Discobolus de Léo Caillard, daté de 2017, peut les résumer tous en offrant une vision intemporelle de ce qui constitue l’essence du sport : la tension. L’artiste, qui, depuis les années 2010, fait dialoguer passé et présent dans ses sculptures, met à la sauce contemporaine le Discobole de Myron, chef-d’œuvre de la statuaire antique remontant au Ve siècle avant Jésus-Christ. Entre marbre reconstitué, résine et technique de rétroéclairage, son lanceur de disques incarne cette reproduction au fil des millénaires d’une gestuelle éternellement recommencée.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *