Réindustrialisation : une politique ambitieuse, une réalité moins flatteuse

Réindustrialisation : une politique ambitieuse, une réalité moins flatteuse

C’est un de ces paradoxes dont la France a le secret. “Le pays est le plus désindustrialisé en Europe, mais c’est celui qui a toujours le plus parlé de politique industrielle”, remarque Sarah Guillou de l’Observatoire français des conjonctures économiques, un laboratoire de recherche rattaché à Sciences Po. Difficile de donner tort à l’économiste. A l’ambition gaullienne et pompidolienne des grands champions ont succédé des décennies de nationalisations, sauvetages, états généraux et autres ministères du Redressement productif. Las. En un demi-siècle, l’Hexagone s’est vidé de ses usines avec une constance que les mouvements sociaux soulevés au gré des délocalisations n’ont guère ébranlée. L’adhésion à la pensée de l’entreprise libérée de ses usines – le fameux fabless théorisé au tournant des années 2000 par l’ex-patron d’Alcatel Serge Tchuruk – l’a laissé exsangue. Depuis les années 1970, 2,5 millions d’emplois industriels ont été détruits.

Mais les chocs engendrés par la pandémie de Covid et l’invasion russe en Ukraine ont fait émerger un consensus politique sur l’intérêt de renforcer l’industrie française, l’une des plus fragilisées d’Europe. Bras armé de la souveraineté, atout de la transition écologique, outil de création de valeur et d’emplois sur le territoire… : auréolée d’une foule de vertus, l’industrie et les modalités de sa résurrection sont de tous les discours. Pas de quoi déplaire aux industriels réunis toute cette semaine au nord de Paris pour célébrer la grand-messe du secteur, le salon Global industrie, et qui ont trouvé en Emmanuel Macron leur chantre autoproclamé. Depuis 2020, le locataire de l’Elysée a fait de la réindustrialisation rien de moins que la “mère des batailles”. Le résultat est un feu d’artifice de mesures probusiness : sabrage des impôts de production consacré par France relance, soutien à la transition et à l’innovation grâce aux 54 milliards d’euros de France 2030, simplification des procédures d’installation, coup de pouce fiscal via le crédit d’impôt pour l’industrie verte… sans oublier les séances de câlinothérapie de Choose France pour les investisseurs étrangers, organisées tous les ans dans le faste du château de Versailles.

“L’élan est digne des Trente Glorieuses”

Le tout adossé à la libéralisation du marché du travail. Une politique volontariste qui porte ses fruits, claironne-t-on en haut lieu. Rembobinant le film du premier quinquennat jusqu’en 2017, l’exécutif estime que 300 usines sont sorties de terre sur le territoire. Inaugurées en grande pompe, d’immenses cathédrales en sont les plus belles cartes postales : dans les Hauts-de-France les monstres de béton et d’acier qui produiront les batteries des voitures électriques de demain ; en Normandie et dans les territoires qui longent le cours du Rhône les usines dédiées à la production de la précieuse molécule d’hydrogène et de toutes les composantes de la filière ; dans le hub grenoblois, les kilomètres de salles blanches aux salariés couverts de pied en cap pour ne pas troubler la production des semi-conducteurs ; ailleurs, les médicaments jugés critiques, du Doliprane aux thérapies innovantes…

“L’élan est digne des Trente Glorieuses”, entend-on s’émerveiller dans le dédale de la vigie parisienne de Bercy. En sept ans, 120 000 emplois industriels ont fleuri sur le territoire. A lire les classements, la France a été propulsée en tête des pays européens les plus attractifs pour les investisseurs étrangers. Lesquels ne tarissent pas d’éloges à l’égard de leur nouveau pays de cœur : “L’électricité décarbonée y est un atout, comme l’existence d’un écosystème. La France a joué en équipe, et notre PDG Vincent [Yang] s’est senti très bien accueilli”, commentait Gilles Normand, le président du fabricant taïwanais de batteries ProLogium en Europe, à la dernière édition de Choose France. “Le choix de la France a été extrêmement mûri. Son électricité permet de faire des produits avec une faible empreinte carbone, et il nous a été proposé un site clefs en main”, abondait Jan Jacob Boom-Wichers, à la tête du fabricant de panneaux photovoltaïques Holosolis. Voilà la nation en passe d’être sauvée du cauchemar de la désindustrialisation.

L’abyssal déficit commercial

Mais d’autres indicateurs dessinent une réalité moins flatteuse. Malgré les moyens nationaux activés et le soutien, crucial, de l’Europe, la part de l’industrie dans la valeur ajoutée a continué de s’éroder de 2017 à 2022 en France. Les chiffres de l’Insee, qui incluent la production d’énergie et la gestion de l’eau, témoignent d’une régression de 14 % à 13,3 % sur la période. Ceux de la Banque mondiale ne montrent rien d’autre : la part de l’industrie manufacturière dans le PIB français est passée de 10 % à 9,5 %. De quoi expliquer que la balance commerciale fasse grise mine. Si l’énergie a pesé très lourd dans le déficit des deux dernières années, les produits manufacturés sont loin de permettre de redresser la barre. Les sacs cousus main dans les ateliers Louis Vuitton ou les avions sortis des usines de Dassault et d’Airbus ne font pas tout, et la France continue d’importer massivement des biens.

Reste l’éclaircie sur le front de l’emploi. Depuis 2019, le rythme s’accélère, avec 88 000 postes industriels créés. Mais pour combien de temps ? “Beaucoup des personnes embauchées étaient moins formées, ce qui a conduit à un surcroît d’embauches et explique en partie le recul de la productivité observée en France. Pour autant, le phénomène est transitoire”, note Olivier Lluansi, un des grands experts du secteur, mandaté par Bercy pour plancher sur l’avenir des politiques industrielles françaises. Dans ce contexte, une remontée de la part de l’industrie dans le PIB à 15 % telle que souhaitée par l’exécutif – sans que cela soit un “totem”, assure-t-on au ministère de l’Industrie – paraît présomptueuse à court terme. “Un tel niveau supposerait de faire sortir de terre l’équivalent d’un secteur automobile chaque année. La comparaison donne la mesure de l’ambition”, confirme Vincent Charlet, le délégué général de la Fabrique de l’industrie, un laboratoire d’idées patronal. Car, malgré une sévère diète à base de délocalisations, l’industrie automobile française compte encore aujourd’hui 1 800 entreprises et 212 000 postes en équivalent temps plein, selon l’Insee…

Des verrous encore nombreux

Costume à fines rayures et lunettes style aviateur, le patron de Bpifrance s’impatiente à la présentation de ce tableau en clair-obscur. Née sous le quinquennat de François Hollande, la banque publique est devenue le bras armé du rebond industriel voulu par l’Etat. “Il est beaucoup trop tôt pour céder à cette passion française qui consiste à se décourager. La réindustrialisation se mesurera à l’échelle d’une décennie, au moins. La part de l’industrie remontera dans notre pays à condition de mobiliser beaucoup d’innovation, de compétences, de foncier…”, assène Nicolas Dufourcq dans les locaux parisiens de l’institution. Si tant est que les politiques actuelles soient efficaces, elles ne porteront leurs fruits qu’à long terme, conviennent les experts du secteur. “Pour que cela fonctionne, il faudra aussi une continuité politique. Les industriels reviendront s’ils ont la certitude que l’engagement palpable actuellement durera”, ajoute Sarah Guillou. La renaissance industrielle, un long fleuve intranquille.

D’autant que les verrous restent nombreux. A court terme, les incertitudes autour du prix de l’énergie provoquent de l’attentisme. Au risque de menacer les projets de décarbonation d’une foule d’activités, effort pourtant indispensable au maintien du tissu existant ? Non, promet-on au ministère de l’Industrie. Reste que “la compétitivité gagnée par les Etats-Unis [NDLR : avec l’Inflation Reduction Act] oblige à reconsidérer la question de l’énergie et négocier des partenariats de long terme entre EDF et les grands clients pour que soit assuré un approvisionnement stable et prévisible. D’autant qu’au même moment l’Allemagne ne cache pas qu’elle lutte contre les délocalisations avec des subventions passant par le prix de l’électricité”, assure l’économiste Elie Cohen. Et ce, dans un contexte d’accès au financement compliqué par la dégradation conjoncturelle et le bond des taux d’intérêt. Le sujet pèse naturellement lourd sur les épaules des jeunes pousses, des PME et des ETI. “Le financement reste la première difficulté pour les nouveaux entrants et les entreprises de la “cleantech”, témoigne Jules Besnainou, le fondateur du lobby Cleantech for France. Nous avons la chance de disposer d’un excellent tissu de capital-risque [NDLR : qui finance l’amorçage des start-up]. Mais de vraies difficultés persistent quand il s’agit de soutenir l’industrialisation.”

La course aux mégaprojets, stop ou encore ?

Créée il y a trois ans autour d’investisseurs, élargie à des start-up en croissance comme le producteur de batteries Verkor, la structure plaide en faveur de garanties publiques pour mobiliser les investisseurs privés. Un enjeu bien identifié par Bpifrance : “Les banques demandent à être garanties, ce que nous avons déjà fait dans le cadre du projet de Verkor. Cela devrait servir pendant la période de transition, qui va permettre à la finance privée de se remettre à soutenir l’industrie”, assure Nicolas Dufourcq. Le sujet est central, tant les montants à débourser sont astronomiques. En mai dernier, les économistes Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz chiffraient à 70 milliards d’euros le montant annuel requis pour financer la transition écologique en France, dont la moitié serait supportée par le privé. De quoi soulager le gouvernement, pressé de tourner la page du “quoi qu’il en coûte” sur fond de dérapage du déficit, quitte à faire des économies sur le dos de l’écologie.

D’autant qu’il s’est engagé dans une course aux subventions pour attirer les mégaprojets, à l’image de celui du français STMicroelectronics et de l’américain GlobalFoundries dans les puces. En France, en Allemagne et au-delà, les billets pleuvent. Alimentée par la généreuse politique américaine, la compétition visant à attirer des projets à plusieurs milliards d’euros – ou de dollars, c’est selon – bat son plein.

Le jeu en vaut-il la chandelle ? “Ces gigafactories sont des symboles importants et font la fierté des territoires qui les accueillent. Mais le changement géopolitique à l’œuvre est-il si majeur qu’il justifie des subventions à 40 % de l’investissement ? La question se pose, sachant que ces sites ne feront pas la réindustrialisation à eux seuls”, analyse Olivier Lluansi, pour qui de telles usines représenteront au mieux 20 000 emplois directs, quand il en faudrait 500 000 dans la décennie à venir pour faire redécoller l’industrie. Et d’insister : “Sans compter que les capacités des usines de batteries annoncées dépassent les besoins de la France en 2030. Cela revient à financer l’export, non la transition écologique et la souveraineté.” Un monde sépare un secteur tourné vers l’extérieur et une industrie de résilience en phase avec l’urgence climatique. D’où l’intérêt de “réfléchir à la réindustrialisation souhaitée et, derrière, à la manière dont on se projette en tant que société”, glisse la géographe Anaïs Voy-Gillis. Dans sa quête, la France a bien des enjeux à relever.

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