Saint-Patrick : ce que le corned-beef raconte de l’Amérique… et de ses présidents

Saint-Patrick : ce que le corned-beef raconte de l’Amérique… et de ses présidents

Cette chronique raconte la petite ou la grande histoire derrière nos aliments, plats ou chefs. Puissante arme de soft power, marqueur sociétal et culturel, l’alimentation est l’élément fondateur de nos civilisations. Conflits, diplomatie, traditions, la cuisine a toujours eu une dimension politique. Car comme le disait déjà Bossuet au XVIIe siècle, “c’est à table qu’on gouverne”.

Cleveland, Ohio, un petit fast-food avec ses tables en formica et ses pipettes de yellow mustard, comme l’Amérique en compte par milliers. A ceci près que l’établissement Joe & Freddy Slyman’s, qui perpétue depuis 1964 la tradition du “meilleur sandwich de corned-beef” dixit la devanture, a déjà reçu plusieurs clients très célèbres : le président George W. Bush en 2007 et Joe Biden en 2011, à l’époque vice-président des Etats-Unis.

Ce petit faible des hommes d’Etat américains pour ces fines tranches de poitrine de bœuf rosées et saumurées – autrement meilleures que la bouillie en conserve qui porte le même nom – est tout sauf le fruit du hasard. Comme Biden, la moitié des présidents et plus de 30 millions d’Américains revendiquent être des descendants d’Irlandais. Ces racines communes ont ainsi consacré le corned-beef and cabbage (chou) comme le plat emblématique de la Saint-Patrick aux Etats-Unis.

Le rosbeef devenu symbole de l’aristocratie

Mais est-il vraiment né en Irlande ? Si vous écumez en ce dimanche 17 mars les pubs de Dublin, il vous sera difficile d’en dénicher… Historiquement, c’est le porc qui joue un rôle primordial dans l’alimentation irlandaise, la vache étant considérée un animal sacré dans l’Irlande gaélique. Mais la domination anglaise, qui va déboucher par l’acte d’union de l’Irlande et de la Grande-Bretagne en 1800, va en décider autrement. “Dès le début de l’ère coloniale, le rosbeef est devenu synonyme de l’aristocratie et de la classe moyenne britanniques bien nourries”, écrit l’essayiste Jeremy Rifkin (Beyond Beef : The Rise and Fall of the Cattle Culture, E. P. Dutton, Jeremy Rifkin, 1992). L’Angleterre a faim de bœuf et l’Irlande devient son garde-manger.

Entre 1680 et 1825, le port de Cork devient l’épicentre de ce commerce. Le boeuf irlandais déferle en Europe continentale, de Terre-Neuve aux Antilles, et approvisionne même la marine française. Le business est florissant jusqu’à ce que les Cattle Acts au XVIIe siècle interdisent l’exportation de bétail sur pied vers l’Angleterre. Le coup d’arrêt est brutal, au moment même où la concurrence nord-américaine se fait plus pressante. Entre 1845 et 1847, l’Irlande est décimée par la “grande famine de la pomme de terre” à cause d’un champignon parasitaire dans ses cultures. L’une des “plus grandes horreurs des temps modernes”, selon William Gladstone, Premier ministre du Royaume-Uni (1892-1894). La catastrophe fait près de 1 million de morts et 1 million et demi de personnes sont contraintes d’émigrer, soit un huitième de la population irlandaise à l’époque. C’est dans ce contexte que les ancêtres de Joe Biden quittent la ville de Ballina, dans l’ouest du pays, et débarquent en Pennsylvanie au milieu du XIXe siècle.

La mode des “Jewish delis” gagne l’Amérique

Des dizaines de milliers d’Irlandais débarquent à New York, notamment dans le Lower East Side, un quartier de Manhattan. Dans les boucheries casher de la ville, ils trouvent la fameuse poitrine de bœuf bon marché qui ressemble comme deux gouttes d’eau à celle que leurs parents et grands-parents ont préparé pendant des décennies en Irlande. A l’époque déjà, Abraham Lincoln, le premier président républicain des Etats-Unis, raffole du corned-beef et le met au menu de son investiture en 1861. De nombreuses épiceries juives en proposent, à l’instar de la très célèbre Katz’s Delicatessen, du nom de son fondateur, Willy Katz, un immigré juif venu de Russie, ou bien le Second Avenue Deli et Sarge’s Delicatessen and Diner. La mode des “Jewish delis”, qui deviennent dans les années 1950 des icônes de la culture pop américaine, est lancée.

Le plat chéri des Américains pour la Saint-Patrick est à l’image des relations que l’Irlande entretient avec l’oncle Sam : inégalables ! Depuis 1952, un représentant du gouvernement irlandais est systématiquement reçu pour cette fête au Congrès et à la Maison-Blanche, où un colorant vert est jeté dans la fontaine et le bureau Ovale abondamment garni de trèfles.

Les présidents américains ont tous bien mesuré l’importance électorale de cultiver cette proximité avec l’Irlande. De Barack Obama qui, en 2012, s’offre une pinte de Guinness dans un pub de Washington, à la visite de Joe Biden l’an passé pour le 25e anniversaire de l’accord qui a mis fin à la guerre civile nord-irlandaise, en passant par Donald Trump qui vient y jouer sur son propre terrain de golf, tous capitalisent sur les racines irlandaises de l’Amérique. Un conseil pour l’ex-président américain, cerné par les affaires, qui va tenter en 2024 un retour à la Maison-Blanche : lui qui a un amour bien connu pour les chips, les burgers, le meat loaf, le fameux pain à la viande. Qu’il se mette au corned-beef.

Notre conseil :

Où manger un bon corned-beef à Paris : Janet by Homer, 13 Rue Rambuteau, 75004 Paris.

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