San Francisco, Groenland, Zimbabwe… Quand les noms de lieux deviennent des armes politiques

San Francisco, Groenland, Zimbabwe… Quand les noms de lieux deviennent des armes politiques

Au Xe siècle, le navigateur norvégien Erik Le Rouge découvre un immense espace couvert de glace où seuls les ours blancs et les renards polaires les moins frileux parviennent à survivre. Qu’à cela ne tienne, il le baptise “Groenland”, autrement dit “terre verte”. Non qu’il ait oublié de chausser ses lunettes. Simplement, une fois retourné chez lui, il a la ferme intention d’y attirer des colons. Aussi a-t-il pris soin de choisir un nom susceptible de les séduire…

Cette anecdote, rapportée par Xavier Greffe, président de Patrimoine sans frontières dans un ouvrage sur la toponymie coordonné par Pierre Jaillard, le montre : voilà longtemps que les hommes et les femmes manipulent les noms de lieux dans leur propre intérêt. Les grandes puissances, notamment, ont utilisé ce moyen à loisir au gré de leurs entreprises coloniales, pour bien signifier qui étaient les nouveaux maîtres. Pour ne prendre que des exemples situés aux Etats-Unis, les Anglais ont ainsi donné à de nouvelles villes créées sur place des noms terriblement british : Birmingham (Alabama), Manchester (New Hampshire, London et Glasgow (Kentucky). Les Espagnols n’ont pas été en reste avec El Paso (Texas), San Francisco, Los Angeles (Californie) et la très symbolique Espanola (Nouveau-Mexique). On a même parfois assisté à des batailles entre puissances européennes : Nieuw-Amsterdam, créée par les Hollandais, est ainsi devenue New York après sa conquête par les Britanniques.

Comme on pouvait s’y attendre, un mouvement opposé a surgi quand des pays anciennement dominés ont recouvré leur indépendance. En Afrique, la Rhodésie du Nord et la Rhodésie du Sud, baptisées ainsi en l’honneur du colon Cecil Rhodes, sont respectivement devenues la Zambie et le Zimbabwe ; la Gold Coast (la Côte de l’Or) a cédé la place au Ghana et la Haute-Volta au Burkina Faso. L’Afrique n’a aucunement le monopole de ce type de démarches. En 1919, la Tchécoslovaquie nouvellement indépendante avait rebaptisé Bratislava l’ancienne Pressburg, appellation en usage dans l’Empire austro-hongrois, comme le rappelle Alessandro Michelucci dans la revue Le Peuple breton (novembre 2023).

Parfois, les batailles résultent de simples changements politiques internes. En 1923, Kemal Atatürk, soucieux d’effacer le passé ottoman, nomme Istanbul l’ancienne Constantinople. En URSS, Saint-Pétersbourg fut appelée Leningrad en 1924, date de la mort du dictateur, avant de retrouver son ancien nom en 1991, quelque temps après la chute du régime soviétique. Quant à Stalingrad, elle est devenue Volgograd en 1961 par la volonté d’un Khrouchtchev soucieux de faire disparaître toute référence au prétendu “petit père des peuples”.

Ces affrontements toponymiques se poursuivent de nos jours. La Chine exige que le Tibet soit désormais appelé Xizang et que le Turkestan oriental des Ouïgours soit considéré comme le Xinjiang. En Indonésie, l’ancienne Papouasie occidentale, annexée en 1969, a été rebaptisée Papua Barrat par le pouvoir central.

La France n’est pas épargnée par ces débats. Les Révolutionnaires jouèrent même un rôle de pionniers dans ce domaine en renommant à tour de bras les lieux qui pouvaient rappeler l’Ancien Régime. Dans les années 1790, Le Mont-Saint-Michel devint le Mont-Libre ; la rue des Nobles, à Marseille, la rue de l’Egalité ; la place Louis XV, à Paris, la place de la Révolution et ainsi de suite. Ils éliminèrent également les appellations type “Pays basque”, “Béarn”, “Quercy” ou “Artois”, rappelant trop à leurs yeux les provinces monarchiques. Place aux départements affublés de noms de rivières (Ain, Dordogne…) ou de montagnes (Puy-de-Dôme, Hautes-Pyrénées). L’inspiration fut plus ou moins la même en 2015, lors de la création des grandes régions, où l’on a souvent effacé les références historiques (Picardie, Alsace, Limousin) au profit d’intitulés sans relief (Hauts-de-France, Grand Est…).

La règle ? Nul besoin d’avoir suivi de longues études de sciences politiques pour la connaître : ceux qui détiennent le pouvoir imposent leur volonté. Dans la banlieue rouge, les municipalités communistes honorèrent longtemps leurs héros : de Jules Guesde à Maurice Thorez en passant par Karl Marx ou Louise Michel. En 1997, quand Catherine et Bruno Mégret, alors n° 2 du Front national, emportèrent la commune de Vitrolles, l’avenue François-Mitterrand devint l’avenue de Marseille ; Nelson Mandela céda la place à la Provence et Jean-Marie Tjibaou – dirigeant indépendantiste kanak assassiné – à Jean-Pierre Stirbois, ancien bras droit de Jean-Marie Le Pen… Quant à Jack Lang, à Blois, il a été le seul maire à oser dédier une artère à François Mitterrand de son vivant.

En la matière, tout le monde n’a pas la légèreté de l’humoriste Alphonse Allais, qui disait : “Les Anglais sont des gens étranges qui donnent à leurs rues des noms de défaite, comme Trafalgar et Waterloo”.

(1) Les Noms de lieux, un patrimoine en mouvement. Sous la direction de Pierre Jaillard. Editions Honoré Champion.

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