Trouver refuge chez Yasmina Reza, par Abnousse Shalmani

Trouver refuge chez Yasmina Reza, par Abnousse Shalmani

Croisant par un hasard un sage ami écrivain, il me confia vouloir s’installer “ailleurs”. Ailleurs qu’en France, ailleurs qu’en Occident, en dehors de cette polarisation franchement hystérique, où même ceux dont il partageait les idées les formulaient avec un tel dogme, s’encrassaient dans une telle boue de déni et d’idéologie, qu’il ne supportait même plus d’entendre leurs arguments… Sans parler du camp “d’en face”. Où se réfugier ? me répétais-je en boucle en quittant l’ami écrivain, où trouver un terrain propice à contradiction, à débat, à altérité, à liberté ? Où vivre ? me demandais-je. Jusqu’au soir où je trouvais réponse lumineuse et émotion intense chez Yasmina Reza. Vivre et trouver refuge dans les mots et les personnages de Yasmina Reza, dans sa volonté de ne jamais fermer de portes, d’embrasser toute l’humanité, de l’absurde, du con, du génial, de l’incohérent, du méchant, de l’enfance, du populaire, du grinçant. Qu’importe si James Brown mettait des bigoudis*, qu’importe si la folie et la solitude sont toujours à domicile chez l’homme. Ce qui reste, nous relie, ce ne sera jamais autre chose que : “… Donne-moi ta main”.

Il y a d’abord l’enfant Jacob. L’enfant qui fait sourire son monde, quand il se déguise en Céline Dion et chante en play-back sur ses tubes. Et puis, il y a l’enfant qui grandit et qui devient Céline Dion. Comme un refus obtus de quitter l’enfance et la toute-puissance de l’imaginaire comme du jeu, du trouble et des possibles. Il y a la maison de repos où Jacob/Céline est interné et ses parents, Lionel et Pascaline, qui, aussi dépassés qu’aimants, aussi touchants que drôles sont reçus par une psychiatre woke, qui ne freine jamais en voiture, car “freiner c’est capituler”. Psy qui tient conférence et apparaît (et disparaît) dans un cadre noir qui se réduit jusqu’à n’être plus qu’un tout petit rectangle (trouvaille géniale de mise en scène parmi tant d’autres) mais qui convainc quand même avec sa relecture de Cendrillon des Grimm, où les deux sœurs sont impitoyablement punies de n’être ni belles ni bonnes, car “dans une narration où seule la belle et bonne est digne d’un roi, elles n’ont aucune chance”.

Il y a Philippe qui se lie d’amitié avec Jacob/Céline, Philippe qui est blanc mais qui se croit noir, parole de psy : “A son arrivée, il se déclarait antillais mais depuis il s’identifie à un monde noir diasporique, plus global disons, avec un léger tropisme afro-américain sans gravité”. Et puis, il y a la vie qui s’étouffe dans notre féroce volonté de trouver une place, de trouver un sens, de prendre racine. Pour quoi faire ? Il y a le sycomore de Philippe, qui ne fait des branches que d’un côté. Ça le travaille sévère, Philippe, ces branches bâtardes, il veut retourner l’arbre pour qu’il soit “moins bancal, plus élégant”. Jacob/Céline proteste : “C’est sa vie, il est comme ça. Il s’est organisé. Il ne veut pas être dérangé.” Finalement, ils décident de le mettre en terre dans le parc de la Maison de repos, en clandestin, perturbant un lieu où tout est à sa place. Et puis, de crainte que le sycomore ne soit déraciné, Philippe s’y enchaîne au grand dam de la psy : “J’aurai aimé que Lionel et Pascaline vous rencontrent autrement que fers aux poignets comme vos malheureux ancêtres”, tandis que Lionel ne peut plus jouer la comédie à trouver normal ce qui lui semble anormal : “Mais pourquoi faut-il que tu sois quelqu’un d’autre ? Tu es Jacob Hunter. Comme moi, ton père, je suis Lionel Hunter. Ça me suffit pour tenir debout. Les gens m’appellent Lionel, je n’ai pas besoin de savoir qui je suis.”

Yasmina Reza est éternelle

Tenir debout, s’enraciner, chercher l’amour ou l’approbation, résister à l’enfance qui s’éloigne dans la brume, malgré tous nos subterfuges pour en conserver encore quelques brides, un surnom du temps des dents de lait, un souvenir de guirlandes, des artifices étincelants pour retenir ce qui fuit vers la solitude et la mort.

Yasmina Reza est éternelle. Elle est une dramaturge organique qui ne nous fait ni leçons, ni antidotes, ni consolations. Elle nous rappelle cruellement “qu’on ne peut pas chanter sa joie dans le vide”. Et c’est suffisant pour donner et prendre une main inconnue au détour du temps qui passe.

*James Brown mettait des bigoudis, par Yasmina Reza (Flammarion).

Abnousse Shalmani, engagée contre l’obsession identitaire, est écrivain et journaliste

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