“Vous êtes le Greta Thunberg de l’industrie” : Lescure – Montebourg, le choc de deux visions

“Vous êtes le Greta Thunberg de l’industrie” : Lescure – Montebourg, le choc de deux visions

Ils n’avaient jamais débattu ensemble. Si l’un et l’autre partagent la même passion pour l’industrie française, leur diagnostic et leurs solutions ne se recoupent pas. Roland Lescure, ministre délégué chargé de l’Industrie et de l’Energie, et Arnaud Montebourg, ancien ministre de l’Economie et du Redressement productif et désormais entrepreneur avec Bleu Blanc Ruche, la Compagnie des amandes ou Alfeor, un nouvel équipementier nucléaire, mettent cartes sur table pour faire redémarrer l’usine France.

La décarbonation de l’industrie est “une opportunité historique”, insiste le premier, qui promeut une approche européenne de ces questions et refuse de forcer la main des détenteurs de capitaux pour les obliger à financer notre appareil de production. Pour lui, la stratégie du donnant-donnant – conditionner l’octroi de subventions publiques à des investissements privés – est la seule qui vaille. Son prédécesseur à Bercy n’y croit guère. Il fustige “l’incompétence crasse de l’Europe” face aux politiques industrielles agressives des Etats-Unis et de la Chine, et appelle à un sursaut de toute la nation.

L’Express : la crise du Covid et la guerre en Ukraine ont relancé l’impératif d’une renaissance industrielle en France. Emmanuel Macron considère même la réindustrialisation comme “la mère des batailles”. Où en est-on ?

Roland Lescure : Arnaud Montebourg a longtemps porté seul le flambeau de la réindustrialisation, et je l’en remercie. Il a été le Greta Thunberg de l’industrie…

Arnaud Montebourg : Merci pour ce compliment, un petit peu empoisonné quand même…

R. L. … Un vrai lanceur d’alerte, au moment où la France fermait plus d’usines qu’elle n’en ouvrait. Aujourd’hui, la réindustrialisation est une réalité et l’une des priorités du président de la République. D’abord, car nous nous sommes donné les moyens de nos ambitions avec la baisse des impôts de production, la réforme du marché du travail et des investissements massifs. Nous avons commencé à inverser la tendance. La France ouvre depuis six ans plus d’usines qu’elle n’en ferme : 200 créations nettes d’usines en 2021 et 2022, et 120 000 emplois industriels créés depuis 2017. Les grands industriels mondiaux que je rencontre me disent que la France est plus attractive qu’elle ne l’a jamais été. Mais le travail à accomplir reste immense.

A. M. Je me réjouis que la question de l’industrie soit revenue au centre de l’agenda politique. Cela nous permet d’en débattre de façon transpartisane. Pour moi, c’est une question qui doit concerner et emmener toute la nation, dans toutes ses composantes : il en va de l’avenir du pays. Le juge de paix pour savoir où nous en sommes, c’est la balance commerciale : ce qu’on est capable de produire par rapport à nos besoins, et ce qu’on est obligé d’acheter aux autres. Or, les chiffres sont épouvantables, avec un déficit qui frôle les 100 milliards d’euros en 2023. Même en enlevant le solde énergétique, nous sommes dans une situation critique. C’est le signe qu’il faut se fixer un objectif sur les dix années à venir : mettre notre balance à l’équilibre et remonter de 10 % à 15 % la part de l’industrie manufacturière dans le PIB.

Ce niveau nous permettrait de préserver notre système de protection sociale, qu’on finance malheureusement aujourd’hui à crédit. Voici quelques données, pour prendre conscience de l’appauvrissement du pays lié à la désindustrialisation. Notre taux d’emploi est de 68 %, quand l’Allemagne est à 76 %. Le revenu moyen par habitant est tombé en dessous de la moyenne européenne dans toutes les régions, exception faite de l’Ile-de-France. Et nous avons retrouvé le niveau de défaillances d’entreprises qui était le nôtre lors de la grande récession de 2009.

Pour quelles raisons ?

A. M. Les raisons en sont, hélas, politiques. Il y a d’abord le prix de l’électricité. Les différents boucliers tarifaires ont gaspillé beaucoup d’argent public et creusé notre dette, sans freiner l’explosion des prix, alors qu’il fallait se retirer du marché européen de l’électricité pour aligner les prix sur nos intérêts. Ensuite, les prêts garantis par l’Etat (PGE). Les Américains les ont accordés sur trente ans, nous sur cinq. Le remboursement de ces prêts tue aujourd’hui bon nombre d’entreprises, obligées d’aller au tribunal de commerce. Enfin, la hausse des taux d’intérêt, ce marteau-pilon pour écraser une mouche, qui fait des dégâts dans tous les secteurs : 300 000 emplois sont menacés dans l’immobilier et le BTP. Ces trois décisions politiques sont destructrices, et il est très difficile de réindustrialiser dans un contexte pareil.

R. L. Je comprends vos inquiétudes, mais elles nourrissent un pessimisme que je ne partage pas. Sur les chiffres, la production industrielle a crû de 1 % l’an dernier, quand la production allemande reculait de 1,5 %. J’aurais préféré davantage, bien sûr, mais, dans le même temps, nos émissions de gaz à effet de serre ont baissé de presque 5 %. Nous sommes donc capables de produire davantage et de baisser nos émissions. C’est la réindustrialisation par la décarbonation.

C’est vrai, nous sommes à l’heure de vérité du “quoi qu’il en coûte”, et certaines entreprises se retrouvent face à la vérité de leur propre compétitivité. Mais nous avons une opportunité historique pour mener une réindustrialisation ambitieuse, c’est la voie de l’industrie verte. Nous sommes en train de repenser en profondeur ce qu’est la notion même de compétitivité. Une aciérie, une aluminerie, une cimenterie se doivent d’être décarbonées. Pour attirer des jeunes, des investisseurs, et parce que les consommateurs sont en train de faire ce virage. Faute de quoi, elles ne seront plus compétitives dans cinq ou dix ans. En France comme en Europe, d’ailleurs.

L’Europe, justement, est prise en étau dans la bataille industrielle entre la Chine et les Etats-Unis. Quelle voie alternative peut-elle bâtir ?

A. M. Parlons plutôt de ce que nous pouvons faire. Car si nous attendons l’Europe, il ne se passera rien. L’Europe, c’est l’incompétence crasse face au protectionnisme américain et au dumping chinois, au moment où la récession s’installe dans le premier pays industriel européen, l’Allemagne. La moitié des giga-usines qui avaient pris un billet aller pour l’Europe ont pris un billet retour pour les Etats-Unis depuis que Joe Biden a sorti la grosse artillerie de l’IRA, l’Inflation Reduction Act ! Revenons, donc, à notre objectif de 15 % du PIB : cela suppose de relocaliser 50 milliards d’euros de chiffre d’affaires en France, trouver 25 000 hectares de foncier, former 350 000 personnes dans des emplois directs industriels, un million avec les services, et créer de 800 à 1 000 usines en France. Qu’on se rende compte : dix usines par département et par an pendant dix ans !

Pour y parvenir, il va falloir investir 30 milliards d’euros par an. On peut se féliciter des 54 milliards du plan France 2030, mais il souffre d’un défaut que j’ai expérimenté en tant qu’entrepreneur : chaque fois qu’il y a des subventions, il faut trouver en contrepartie des investissements privés. C’est normal. Le problème, c’est qu’il n’y a pas d’investissements privés dans l’industrie ! Il faut que les grands groupes français prennent leur part, que l’assurance-vie et ses 2 500 milliards d’euros en stock investisse l’épargne des Français dans l’industrie française ! Il existe un dispositif autorégulateur, le dispositif Tibi, censé convaincre les compagnies d’assurances d’investir dans l’économie dite réelle. Ce système bureaucratique délirant, où règne l’entre-soi, ne marche pas car le fléchage ne va pas à l’industrie ni même à la France. Je suis donc favorable à ce qu’une loi oblige les assureurs à placer 5 % des encours de l’assurance-vie dans les PME françaises, en contrepartie de la défiscalisation dont elle bénéficie. Ce n’est pas en allant faire des sourires à Allianz et à Axa que nous y arriverons.

R. L. Il est exact que le dispositif Tibi, que nous élargissons à d’autres secteurs avec Tibi 2, n’est pas contraignant. Mais il marche, il a déjà permis de flécher 6 milliards d’euros d’épargne des assureurs et de générer au total 30 milliards d’euros d’investissement privé, bénéficiant pour plus d’un tiers à des secteurs industriels liés à la santé et à la transition écologique, sans contrainte de l’Etat. Le résultat est là : les entreprises industrielles innovantes se financent de mieux en mieux et représentent même près de la moitié des montants levés en capital investissement en 2023. En 2020, c’était 17 % ! Avec Tibi 2, ce sont 7 milliards supplémentaires qui seront fléchés, et nous espérons arriver à 10.

On peut mobiliser les acteurs, les mettre autour de la table, et je l’ai fait, sans passer par la loi. Il faut effectivement trouver des investisseurs, et ce au niveau européen. Mais ce n’est pas en leur forçant la main que nous y parviendrons. On ne peut pas réindustrialiser contre la volonté de ceux qui apportent du capital. Je défends une stratégie du donnant-donnant, comme dans le cadre des contrats de décarbonation signés avec les 50 usines les plus polluantes de France, qui émettent à elles seules environ 60 % des émissions de gaz à effet de serre de notre tissu industriel. Nous allons les aider financièrement pour qu’elles se décarbonent, mais cela donnera aussi lieu à des investissements massifs de ces mêmes entreprises. Pourquoi sont-elles prêtes à jouer le jeu ? Parce que l’électricité française est peu chère et décarbonée, grâce à nos centrales nucléaires. Que les délais d’installation d’une usine sont passés de près de deux ans à moins d’un an, avec un objectif prochain autour de six mois.

Ce combat, le gouvernement le mène au niveau européen. C’est difficile d’embarquer certains de nos voisins qui ne sont pas forcément d’accord avec nous, sur le nucléaire par exemple. Mais c’est ainsi qu’on obtient des résultats. J’ajoute que le consensus politique sur l’industrie, au sein même de notre pays, n’est pas total : l’extrême gauche continue de détester l’entreprise, et l’extrême droite s’est nourrie pendant des décennies de la désindustrialisation.

Quel rôle doit jouer la commande publique dans cet effort de réindustrialisation ?

A. M. La commande publique est antipatriotique en France, parce qu’elle est surréglementée et qu’elle n’a aucun rapport avec celle pratiquée dans les autres Etats européens. C’est le travail du ministère de privilégier l’intérêt national dans une période de réindustrialisation. Il faut botter les fesses de l’Ugap [NDLR : l’Union des groupements d’achats publics] pour que cette centrale achète Français et entraîne avec elle les collectivités locales ! Tous ceux qui se battent pour le made in France attendent cela.

R. L. Je vous rejoins : dans la commande publique, la logique qui a longtemps prévalu se résumait à “Achetons pas cher, peu importe d’où ça vient”. Mais, là encore, nous avons changé les choses, et nous l’avons fait au niveau européen, qui est à maints égards l’échelon pertinent pour agir. Nous avons un point de désaccord ici. D’autant que, au cours des dernières années, nous avons réussi à faire bouger l’Europe sur ces sujets. Elle a désormais, comme la France le voulait, un agenda industriel assumé !

Grâce au Net-Zero Industry Act (NZIA), qui s’applique au niveau de l’Union, des critères autres que le prix sont désormais intégrés dans les achats publics, qu’il s’agisse de critères de souveraineté ou de bilan écologique. A titre d’exemple, si nous avons sauvé l’entreprise de poches à perfusion Carelide, basée à Tourcoing, c’est parce que les acheteurs publics ont accepté de payer un peu plus cher. Pourquoi ? Ils ont réalisé que si cette société disparaissait, la France allait se retrouver aux mains de fabricants étrangers, et qu’on risquerait de manquer de ce produit essentiel à la prochaine crise sanitaire. Quand on veut, on peut. A condition d’y mettre les moyens et de battre en brèche l’idée reçue selon laquelle l’Etat est forcément démuni. On a créé 120 000 emplois de plus dans l’industrie en sept ans. Il en faut un million, certes, mais vous conviendrez, je pense, que le travail a commencé. Au plan national comme au plan européen.

A. M. Vous défendez votre bilan, et vous avez raison de le faire. Qu’il y ait du mieux, je m’en réjouis, et j’y participe dans le cadre de mes entreprises : la Compagnie des amandes monte une usine dans le Var soutenue par France 2030. Mais lorsque j’entends “quand on veut, on peut”, tout de même ! Faisons le bilan : Alstom Power détruit par les Américains, Lafarge acheté par les Suisses, Essilor conquis par les Italiens, Arcelor démonté par un Anglo-Indien, Technip capturé par un Texan, Alcatel cédé à un Finlandais, Pechiney démantelé par les Canadiens, Naval Group humilié par les Australiens, avant de se refaire avec les Hollandais, et l’uranium au Niger capturé par les Russes au son de la musique de Wagner. Quand on veut, on peut ? Alors, pourquoi n’a-t-on pas voulu ?

R. L. La plupart de ces dossiers datent d’avant 2017 et, pour certains, même d’avant votre passage à Bercy !

A. M. : Nullement ! Ils sont tous postérieurs, sauf deux !

R. L. On peut déplorer la vente des turbines à gaz d’Alstom, mais l’opération a permis au groupe d’acheter ensuite le canadien Bombardier, et de devenir un leader européen dans le matériel de transports. Arcelor se décarbone en France. Je crois aux champions européens qui produisent en France mais je crois aussi beaucoup à l’importance d’attirer les investisseurs étrangers pour produire décarboné en France. Pour remporter des victoires dans une compétition ouverte, il faut accepter, parfois, quelques revers.

La réindustrialisation suscite aussi des craintes dans le pays. Non loin de Rennes, le projet d’usine agroalimentaire de Bridor a été annulé. Dans l’Allier, celui d’une mine de lithium opérée par Imerys mobilise des collectifs locaux. Comment convaincre les populations sur place ?

R. L. L’adhésion des Français à ce changement de modèle est essentielle. Sans elle, on se retrouvera avec des voitures majoritairement chinoises sur nos routes. Notre pays sera décarboné, mais pauvre, le chômage repartira à la hausse. Il ne faut pas, pour autant, que cette phase nécessaire de discussions et de pédagogie ralentisse Billancourt. C’est pour cela que la loi Industrie verte réduit les délais d’autorisation, tout en allongeant à un peu plus de deux mois la durée du débat public. Celui-ci doit se faire de manière raisonnée, en mobilisant tout le monde. Certains groupes font du bruit médiatique sans lien avec la réalité du terrain.

Il faut choisir : soit nous remplaçons nos dépendances actuelles par d’autres soit nous prenons en main notre destin. La mine d’aujourd’hui n’est pas celle d’il y a trente ans, nous avons enfin réussi à réformer le code minier pour y intégrer les enjeux d’environnement. Nous avons lancé un fonds d’investissement, avec 500 millions d’argent public et autant issu du privé, pour investir dans la mine responsable made in France, et made in Europe.

A. M. Je salue l’effort de relocaliser l’extraction minière sur notre territoire. La démocratie participative doit s’exercer, mais ensuite c’est aux autorités compétentes de prendre leurs responsabilités. Le projet dans l’Allier sera très significatif. S’il est démontré qu’il est possible de rouvrir des mines en France, les opérateurs reviendront. En la matière, je suggère de créer un opérateur national mixte public-privé. Dès lors que les populations locales acceptent les nuisances, partageons avec elles les bénéfices, plutôt que de laisser des juniors minières chasser les permis pour empocher les profits.

Grâce à l’expertise du BRGM, le Bureau de recherches géologiques et minières, et de l’Ecole des mines, qui sont des fleurons à réputation mondiale, nous pourrions disposer d’une compagnie nationale “multiminerai” capable de se projeter partout dans le monde, et de reconstruire notre souveraineté industrielle perdue. C’est ma proposition, malheureusement abandonnée il y a dix ans par mon honorable successeur.

R. L. Je ne sais pas si l’idée d’une grande compagnie est la bonne, mais je constate effectivement que le fait d’associer les habitants et les élus, y compris aux revenus générés par ces nouvelles activités, est un gage de réussite. A Marcoussis, la ferme solaire d’Engie marche très bien, car toutes les parties prenantes en tirent profit. Il n’y a pas de raison que les premiers concernés – les riverains – ne soient pas aussi les premiers à en bénéficier.

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