Beauté, déco, cuisine, amour… M6, la chaîne qui coache les “classes moyennes”

Beauté, déco, cuisine, amour… M6, la chaîne qui coache les “classes moyennes”

Et vous ? Vous êtes plutôt Cauchemar en cuisine ou Top chef ? L’Amour est dans le pré ou Mariés au premier regard ? Les Reines du shopping ou Maison à vendre ? Stéphane Plaza, Karine Le Marchand, Philippe Etchebest ou Cyril Lignac ? Peu importe, d’ailleurs. Si vous connaissez l’une de ces émissions, vous faites partie, sinon des fidèles, du moins des téléspectateurs réguliers de M6. Une chaîne qui, depuis une quinzaine d’années, creuse un sillon original dans le PAF. Celui de la chaîne des classes moyennes qui, plutôt que de divertir ses téléspectateurs par l’évasion et le rêve, a choisi de leur tendre un miroir plus ou moins flatteur de leur quotidien. Loin de son ancêtre des années 1980, flux continu de clips et de séries américaines, loin aussi de la téléréalité des années 2000 et de Loft Story en début de soirée. Désormais, la chaîne se veut la plus normale, la plus familiale et la plus consensuelle du PAF. “M6 est proche de son public, elle interagit avec son public, à la fois dans la familiarité et dans la volonté de faire comprendre. Et ce, du matin, avec Julien Courbet, en passant par l’info et les magazines, jusqu’aux émissions de début de soirée”, résume Nicolas de Tavernost, en recevant L’Express à quelques jours de son départ de la présidence du groupe, le 23 avril, après trente-cinq ans passés à le diriger.

Très vite, les dirigeants de M6 l’ont compris, ils ne seront jamais le n° 1, ni même le n° 2 du paysage cathodique. Et font de la contre-programmation leur marque de fabrique. Alors que TF1 la joue strass et paillettes, M6 parie sur les gens ordinaires. Dans la Star Academy ou The Voice diffusées sur la une, les participants rêvent de devenir des vedettes. Dans La France a un incroyable talent de la seconde, on applaudit Monica, 84 ans, qui pourrait être la grand-mère ou la cousine un peu fantasque qui pousse la chansonnette dans les fêtes de famille. Mais sans moquerie, ni ringardise. “Par son journal télévisé ou ses émissions, TF1 incarne une France un peu nostalgique du passé, avec ses plus beaux villages et ses flonflons, assortis d’un peu de bling-bling avec Miss France. M6 est déjà dans la France d’après, celle qui s’est métamorphosée”, résume Jérôme Fourquet, directeur du département Opinions de l’Ifop.

Proches parce que toutes deux populaires, parfois interchangeables, ces deux France télévisuelles ont pourtant des caractéristiques différentes. “Le public de TF1 est globalement au-delà de 40 ans, avec des gens qui ont une vie professionnelle moins dense ou passent beaucoup de temps à la maison, quand l’audience de M6 tourne plutôt autour de 35 ans, comme en témoignent les émissions sur les enfants ou sur la décoration”, note Céline Ségur, enseignante-chercheur au centre de recherches sur les médiations à l’université de Lorraine. Le portrait-robot ? Une famille de quadra avec deux enfants, habitant en grande banlieue ou en province, propriétaire de sa maison, qui fait du sport, souvent du jogging, fréquente les zones commerciales et invite ses amis autour de son barbecue (et de sa piscine) pendant que les enfants sautent sur le trampoline. “On n’est ni chez les très riches, ni chez ceux dont les fins de mois sont très difficiles. Pas non plus chez les bobos intellos urbains, ni dans la France patrimoniale, c’est vraiment un public de classe moyenne”, reprend Jérôme Fourquet.

Pour séduire ces téléspectateurs, la chaîne mise sur des émissions qui mêlent divertissement et service rendu, compétition et pédagogie. Hier, c’était l’éducation des enfants – avec Super Nanny-, ou le ménage – avec C’est du propre ! Aujourd’hui, amour, décoration, beauté, cuisine, rien ne lui échappe. La chaîne est celle qui a poussé le plus loin le concept de coaching télévisuel, en scrutant de près les tendances de consommation et les évolutions de la société. “C’est l’idée d’une télévision de service : comment s’habiller ? Comment bien manger et maigrir ? Et si on n’y arrive pas, comment se sentir bien dans sa peau, avec des concepts comme Belle toute nue”, note François Jost, professeur émérite et directeur de la revue Télévision (CNRS Editions).

“Nous faisons toujours le choix d’aller chercher des thèmes qui intéressent la vie quotidienne. Y compris avec des émissions comme Capital”, souligne Nicolas de Tavernost. Une manière de capter la fameuse cible publicitaire de “la ménagère de moins de 50 ans”, plus joliment désignée désormais d’un “femme responsable des achats”. Ce mélange d’amusement et de coaching fonctionne à plein. Certains le regardent uniquement au second degré, pour se moquer, mais la très grande majorité des téléspectateurs y trouvent un écho à leur propre univers. “Une partie vient peut-être visionner L’Amour est dans le pré en voyeur, mais la plupart des téléspectateurs habitent en dehors des grandes villes ou côtoient des paysans au marché, ils sont proches du milieu rural et s’intéressent sincèrement à ces vies”, reprend François Jost.

Tous trouvent dans ces programmes de quoi se distraire, mais aussi de quoi apprendre. Quel que soit leur âge. Fabienne, active mère de famille du Nord, a découvert Cyril Lignac et son Tous en cuisine lors du confinement de 2020. Le principe est simple : le chef prépare des plats pendant que quatre participants (couple, amis, famille), filmés en webcam, effectuent la même recette chez eux. A chaque étape, ils montrent leur réalisation, Cyril Lignac les félicite, rattrape les ratés d’un coup de fouet ou d’une cuillère de mayonnaise, reste attentif aux enfants pendant les cuissons. En 2020, tout l’entourage de Fabienne s’y met : elle cuisine avec son mari, sa fille la filme, son fils lui met une note. Depuis, chacun a retrouvé son rythme, elle regarde seule les nouveaux épisodes : “Ça me met de bonne humeur quand je rentre du travail. Je ne fais plus les recettes en direct parce que ça me stresse mais je les note et je les reprends plus tard”, raconte-t-elle.

La classique magie du “avant-après”

Sa fille d’une vingtaine d’années comprend le plaisir éprouvé : “Tu peux dire : ‘j’ai fait une recette de chef’. C’est du sophistiqué, mais accessible.” Elle, a grandi avec Cristina Cordula, la “reine du shopping”. “Au collège, avec mes copines, on allait dans les magasins, on se disait : tiens les rayures, c’est tendance d’après Cristina. On avait l’impression d’avoir une styliste pour nous”, décrypte-t-elle. Les émissions de décoration fonctionnent de manière identique, sur la classique magie du “avant-après” : “J’aime bien découvrir comment on peut faire sortir du lot un appartement banal dans une barre d’immeuble des années 1970. Ça me donne des idées ou, au contraire, je me dis que je n’aurais pas fait ça comme ça”, ajoute Line, Parisienne. “Il est rassurant de voir que “cela peut être pire ailleurs””, confirme Virginie Spies, maître de conférences à l’université d’Avignon et analyste des médias.

A la tête du groupe depuis 35 ans, Nicolas de Tavernost a théorisé la proximité avec le public.

Sur M6, tout est conçu pour créer un sentiment de familiarité. “Les gens veulent avoir de l’émotion, s’attacher aux personnes, y compris négativement, ils adorent détester. Mais ils veulent des histoires positives, transcender la réalité. Par exemple, Top chef, c’est l’effort dans la qualité”, reprend Nicolas de Tavernost. Les candidats aux différentes émissions sont choisis pour être proches de M. et Mme Tout-le-Monde. Lorsque Nouvelle star est lancée, c’est le pari que fait la production. “Pour le casting, on reprenait l’idée de venez comme vous êtes. Ça peut paraître banal, mais à l’époque, on aurait plutôt choisi une jolie blonde et un beau garçon pour faire rêver”, dévoile un ancien responsable de l’antenne. Dans Cauchemar en cuisine, ce sont des gens simples qui ont des problèmes banals de couple et de cuisine dans un restaurant qui était pourtant le rêve d’une vie. Souvent exagéré, mais qui n’a pas vécu un épisode similaire en famille ? “A chaque fois, le public peut parfaitement s’imaginer en situation. Par exemple, pour Pékin Express, nous choisissons des binômes familiaux pour que les gens se disent : et si je le faisais avec mon père ou avec mon frère ? C’est vrai aussi en matière de fiction : Scènes de ménages est une caricature de la vie de couple. Mais Gérard Hernandez (un des acteurs) est le grand-père préféré des enfants”, insiste Nicolas de Tavernost.

Il y a dix ans, la chaîne a capté la tendance du moment, celle de la fin du bling-bling, de la présidence normale incarnée par François Hollande, et s’y tient. Y compris dans le choix de ses animateurs. Philippe Etchebest, Karine Le Marchand, Cyril Lignac ou Cristina Cordula… parce qu’ils sont sympas et professionnels reconnus dans leur domaine, ils endossent facilement le rôle de l’aîné qui donne des conseils. Pour la chaîne ils ont une autre vertu, celle d’être des marques (d’agences immobilières, de restaurants, de maquillage…) qui s’installent dans la vie des téléspectateurs bien au-delà du temps d’antenne, les fidélisent et génèrent des revenus additionnels. Fabienne s’est ainsi fait offrir tous les livres de Cyril Lignac. Et lorsqu’elle est venue à Paris pour les fêtes de fin d’année 2023, son mari l’a invitée dans un des restaurants du chef où elle a pu goûter un carpaccio de Saint-Jacques, une des entrées préparées durant l’émission.

Avec “Qui veut être mon associé ?” M6 surfe sur l’envie des jeunes de créer une entreprise (ici, Anthony Bourbon).

Pour M6, le champ des possibles est infini. Elle se nourrit de tout ce qui fait le mode de vie des téléspectateurs. Les thématiques liées au travail et aux changements de vie sont de plus en plus présentes dans l’esprit des Français, elles donnent naissance à Qui veut être mon associé ? ou Changer de job, le grand saut ; idem pour les nouvelles pratiques comme le MMA, sport très populaire auprès des jeunes, pour la MMA Academy, ou le tatouage pour Extreme Tattoo. La chaîne se met au rythme des actifs qui n’ont pas le temps de passer quarante ou quarante-cinq minutes devant un journal télévisé en imaginant des formats plus courts que les chaînes historiques. Enfin, elle s’adapte à leur humeur avec les fictions produites par SND, sa filiale cinématographique. L’exemple le plus parlant est sans doute la série des Bodin’s, véritables succès de cinéma en province quand Paris et les grandes villes les ignorent, et dont un inédit télévisuel a été regardé par plus de 4 millions de personnes à la mi-février sur le petit écran.

“Rue des Allocs” : M6 va parfois trop loin

M6 se veut consensuelle. “Elle vise une cible familiale, pas clivante et réunissant toutes les générations”, souligne Virginie Spies. La polémique, la critique trop vive, l’émission qui fâche n’y ont pas leur place. “Ils ont l’envie de traiter les sujets de la manière la plus neutre possible. Ils ne sont ni dans le jugement moral, ni dans la dénonciation, ni dans les coulisses de… Par exemple, ils n’interrogent jamais le risque de pollution ou de surconsommation induit par certaines pratiques”, reprend Jérôme Fourquet. Ce qui n’empêche pas la chaîne de se prendre les pieds dans le tapis. Par deux fois ces dernières années, elle a déclenché de violentes polémiques : la première avec un programme, jugé trop provocateur, intitulé Rue des Allocs qui consistait à vivre avec moins de 1 000 euros par mois ; la seconde en 2021 avec Opération renaissance, une émission consacrée au suivi de gens en obésité morbide décidant de se faire opérer. Là encore, les critiques “grossophobie”, “sensationnalisme”… ont été si vives que seuls trois épisodes ont été diffusés.

Depuis quelques mois, les nuages s’amoncellent sur le modèle M6. D’abord parce qu’il repose sur quelques personnalités qui, dès qu’elles sont fragilisées, entraînent avec elle une partie de la grille comme en témoigne le cas Stéphane Plaza. L’animateur, qui doit être jugé en août pour violences conjugales, a d’abord connu une chute d’audience, puis a quasiment disparu de l’antenne depuis le début de 2024 à mesure des révélations sur ses ennuis judiciaires. Ensuite, parce que les réseaux sociaux ont aussi changé la donne. Hier, les gens désireux de se mettre en scène n’avaient que la télévision pour le faire. Aujourd’hui, ils peuvent partager des vidéos avec des milliers d’autres sans intermédiaire. Enfin, certaines émissions finissent par lasser. Ou le concept peine à faire ses preuves. Quel intérêt y a-t-il à continuer à regarder Mariés au premier regard, dont le principe est d’apparier des gens en fonction de critères “scientifiques” sans qu’ils se connaissent, alors qu’aucun couple ne survit à la fin de la diffusion ? En 2023, M6, la petite chaîne qui monte s’est essoufflée : sa part d’audience n’était plus que de 8,1 %, contre 8,4 % l’année précédente, même s’il s’agit en partie d’un report vers le streaming. “Plus que les plateformes qui ne sont finalement que des programmes de télé, nos concurrents aujourd’hui sont les réseaux sociaux qui captent le temps des jeunes, avec des phénomènes addictifs”, alerte Nicolas de Tavernost.

Pour tenter de renouveler et diversifier son offre, la chaîne vient d’acquérir les droits des Coupes du monde de football de 2026 et de 2030. Elle prévoit aussi de renforcer sa plateforme de replay pour rajeunir son public. Elle a relancé Le Juste prix, le jeu qui a longtemps fait le succès de TF1, en lui donnant une tonalité plus contemporaine et inauguré le 6 avril La Grande Semaine, un talk-show avec Ophélie Meunier le samedi soir. Avec un risque bien réel. Se perdre en étant comme toutes les autres.

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