On pourrait croire à un mauvais gag tant l’enchaînement des évènements apparaît aussi absurde que désolant. Didier Raoult qui écrit “Merci petit frère” à Booba. Le rappeur, qui menace et insulte copieusement (“lobotomisé”, “fils de p*”, “un coup de boule dans ta grand-mère, c’est un geste barrière ?“) les médecins et chercheurs qui l’appellent à ne pas relayer de la désinformation, en particulier le cancérologue Jérôme Barrière. Le tout s’articulant autour d’une vidéo du porte-parole d’une association antivax qui accuse les vaccins anti-Covid-19 de transmettre la maladie de Creutzfeldt-Jakob et des messages de l’ex-directeur de l’IHU de Marseille suggérant qu’ils provoquent aussi des cancers. Mais comment en est-on arrivé là ?

Tout commence le 17 janvier dernier. Ce jour-là, Didier Raoult, en pleine promotion de son nouveau livre, publie un message sur la plateforme X (anciennement Twitter). Il accuse les vaccins anti-Covid-19 d’être “des agents de cancer, en particulier de lymphomes et de leucémies” parce qu’ils contiendraient “des quantités considérables d’ADN” et promet que sa prochaine intervention s’attachera à démontrer comment ces mêmes vaccins “ont produit des protéines inconnues qui expliquent, peut-être, la survenue imprévue d’encéphalopathie de type Creutzfeld-Jacob (sic)”, plus connue sous le nom de maladie de la vache folle. Deux fausses informations qui circulent depuis près de trois ans.

“Vous délirez, professeur Raoult”

Les allégations selon lesquelles les vaccins par ARN messagers augmentent le risque de développer ou d’aggraver un cancer ont déjà été balayées à de maintes reprises par les sociétés savantes de cancérologie partout dans le monde. Un collectif d’une cinquantaine de cancérologues – dont Jérôme Barrière – avait d’ailleurs publié une tribune dans L’Express en 2023 à ce sujet. Le texte, rédigé après analyse de la base de déclaration des effets indésirables post-vaccination VAERS (Vaccine Adverse Events Database) et de la littérature scientifique publiée jusqu’au début de mars 2023 – soit plusieurs milliers d’articles scientifiques dans les plus grandes revues internationales – réfutait ces allégations point par point.

Depuis, aucune donnée n’a remis en cause ces conclusions. “Il n’y a toujours aucun signe venant de la surveillance épidémiologique, qui est extrêmement vigilante concernant les vaccins : quand il y a des inquiétudes, on le sait rapidement, rien n’est caché et prétendre le contraire est grave, car faux”, confirme le Dr. Barrière, interrogé par L’Express. Le cancérologue n’est pas le seul à se désoler du message de Didier Raoult. “Vous délirez”, lance Steve Pascolo, immunologiste à l’hôpital de Zurich et l’un des pionniers de la recherche sur les vaccins par ARN messagers, avant de rappeler qu’il y a de l’ADN dans tous les vaccins et que certains sont même à base d’ADN (varicelle, variole), sans qu’aucun cas d’induction de cancer n’ait été rapporté.

Quant au lien entre l’injection et la maladie de Creutzfeldt-Jakob, il n’y a, là encore, aucune preuve scientifique à l’appui. “Cette maladie est provoquée par un prion – un type de protéine – et met des années avant de se déclarer, il n’y a aucune possibilité physiologique qui pourrait expliquer qu’elle se développe quelques jours ou semaines après une injection, indique le Dr Barrière. Et il n’y a aucune alerte de la surveillance épidémiologique concernant un éventuel lien entre vaccin et Creutzfeldt-Jakob”.

Des messages qui font mouche chez les antivax… dont Booba

Reste que le message de Didier Raoult rencontre tout de même son public. Quelques minutes plus tard seulement, Marc Doyer, le porte-parole de Verity France, une association qui relaie depuis des années de fausses informations sur le Covid, exulte. Il diffuse, toujours sur X, une vidéo pour remercier l’ex-directeur de l’IHU de Marseille, persuadé qu’il va apporter les preuves qu’il cherche depuis si longtemps. Car Marc Doyer en est persuadé : le vaccin Pfizer anti-Covid-19 a tué son ex-épouse – décédée en 2022 – en provoquant la maladie de Creutzfeldt-Jakob. “Aujourd’hui je m’adresse aux assassins : parce que cela fait des mois que j’alerte. Il s’avère que j’avais raison”, lance-t-il face caméra.

Mais c’est le lendemain que son message rencontre une visibilité inattendue, puisque Booba décide de relayer la vidéo sur son compte X de 6,3 millions abonnés. “Je prends le risque… Je sais qu’il dit la vérité et vous le savez aussi. Beaucoup trop de gens sont dans son cas. Ouvrez les yeux c’est maintenant ou jamais”, écrit le rappeur le 18 janvier, dans un message qui cumule 2,4 millions de vues, 3 000 partages et 80000 likes à ce jour. Plusieurs chercheurs et médecin tentent alors d’avertir le chanteur. “Monsieur. Vous partagez un contenu qui ne repose sur aucune donnée scientifique sérieuse. Votre compte est suivi par des millions de gens. Ne pensez-vous pas que vous devriez conserver une certaine réserve avant de donner votre opinion sur un sujet que vous ne maîtrisez pas ? “, écrit notamment Jérôme Barrière. Le message est cordial. Les réponses qu’il provoque sont d’une rare violence.

“Espèce d’imbécile”, rétorque d’abord Booba. “Ferme-la assassin !“, ajoute-t-il ensuite. A un chercheur indépendant qui lui rappelle qu’il parle à un cancérologue spécialiste du sujet, le rappeur use d’un langage plus fleuri encore : “Je m’adresse à un imbécile lobotomisé et toi t’es un fdp et j’peux le prouver”. Les jours suivants, Booba poursuit sa vindicte menaçante. “Est-ce que le coup d’boul dans ta grand-mère est un geste barrière ?”, écrit-il au cancérologue, avant de s’en prendre à d’autres spécialistes, dont Jérôme Marty, médecin généraliste et président du syndicat UFMLS. Dans le même temps, une horde d’internautes se livre à un cyberharcèlement massif constitué de milliers d’insultes et de menaces à l’égard de ces spécialistes. Pourtant, le lendemain, Didier Raoult félicite Booba. “Merci pour le soutien, petit frère”, écrit-il. Faut-il s’en étonner, alors que Didier Raoult est depuis longtemps en guerre contre les chercheurs – dont Jérôme Barrière – qui ont participé à sa chute ?

La lutte contre la désinformation attaquée

“J’ai reçu près de 1 000 messages, dont 80-90 % sont négatifs. Je n’ai pas beaucoup dormi ces derniers jours, mes proches s’inquiètent pour ma sécurité et craignent qu’un déséquilibré réagisse aux messages m’accusant d’être un assassin, confie Jérôme Barrière, sonné. L’oncologue déplore la lente dérive d’X depuis la prise de contrôle d’Elon Musk, qui a réduit la modération à peau de chagrin : “Booba a été suspendu par le passé pour avoir diffusé du contenu antivax, aujourd’hui ce n’est plus possible”. Il pointe, aussi, la responsabilité des médias qui invitent des désinformateurs sans contradicteurs. Un danger qui vient souligner l’importance de la future loi contre les dérives sectaires en santé, actuellement en discussion à l’Assemblée nationale.

Le Dr Barrière s’interroge, surtout, sur son action d’information en santé publique sur les réseaux sociaux. “Je fais tout cela gratuitement sur mon temps libre, parce que je crois en cette cause, mais on a tout à perdre alors qu’en face, quand on gratte un peu, ils ont toujours quelque chose à vendre : des livres, des cotisations pour une association, des produits de perlimpinpin, dénonce-t-il. Mais je me refuse aussi à accepter que l’obscurantisme gagne et qu’on laisse dire n’importe quoi, que la peur prenne le pouvoir et qu’on se dise ’mieux vaut se taire’, car on y perdrait tous”. Heureusement, les médecins et chercheurs qui défendent l’information scientifique ont reçu des messages de soutien, dont ceux de nombreux inconnus, mais aussi d’Aurélien Rousseau, ex-ministre de la Santé et de la Prévention, qui a tenu à apporter son “Soutien total” à ceux qui s’engagent “pleinement pour éclairer les débats à la lumière de la science et des preuves”.