Cinéastes et actrices mineures : 50 ans d’abus… et de complaisance journalistique

Cinéastes et actrices mineures : 50 ans d’abus… et de complaisance journalistique

L’entretien s’intitule “L’homme qui aimait les actrices”. Dans une longue interview parue le 5 décembre 2006 dans Les Inrockuptibles, le cinéaste Benoît Jacquot se confie sur le moteur de sa création. En l’occurrence, “les jeunes filles, ses compagnes le plus souvent”, écrit le mensuel. Le réalisateur y revient sur sa relation avec Judith Godrèche, héroïne de La Désenchantée. “Je me suis dit que si je me mettais dans cette position-là, de désirer le désir d’une très jeune fille qui veut être actrice, j’allais lui faire habiter le film tout du long, sans réserve, sans exception”, raconte Jacquot, qui esquisse ensuite une explication faustienne : “Avec tout de même un pacte à la clé : si je lui donne le film, elle, en retour, se donne complètement. Ce qui est à entendre dans tous les sens qu’on voudra”.

La réaction des Inrocks aux propos du cinéaste se résume en un mot : l’indifférence. Les détails de la relation passée entre Godrèche et lui ne sont pourtant pas dissimulés au magazine. Le lecteur sait que La Désenchantée, sorti en 1990, est le deuxième film qu’elle tourne avec lui après Les Mendiants, réalisé quatre ans plus tôt. Ce tournage a débouché sur une liaison. A ce moment-là, Godrèche a 14 ans. Il en a 39. Pour Jacquot, une histoire de “sauveuse” et de “sauvé”, comme il l’a raconté à l’envi. L’une étant adolescente et l’autre bientôt quadragénaire.

Interrogé sur son travail avec ses “muses”, le réalisateur n’a jamais caché ses liaisons avec des jeunes filles, souvent mineures. Quand ces confidences sont faites, le grand public n’est pas encore au courant des accusations de viols et violences dont témoignera plus tard Judith Godrèche. Mais la relation pose question, ne serait-ce qu’aux yeux de la loi. Elle n’a pas encore la majorité sexuelle, fixée à 15 ans depuis 1945, quand débute leur relation. Bien avant de porter plainte, l’actrice le relève d’ailleurs lors d’une interview dans Psychologies, le 1er mai 2007. Interrogée sur “ce père” qu’elle a “quitté très jeune pour vivre avec le metteur en scène Benoît Jacquot”, Godrèche répond, sans être relancée par le magazine : “Longtemps, ç’a été secret, j’avais 15 ans, il en avait 40 ans, il pouvait être poursuivi”.

“Ça l’excitait beaucoup plus”

Benoît Jacquot en a aussi conscience. En 2011, questionné à l’occasion d’un documentaire de Gérard Miller, Les ruses du désir : l’interdit, sur la “transgression” que représentait sa relation avec la jeune fille, il répond : “Au regard de la loi… On n’a pas le droit en principe […] Mais ça elle n’en avait rien à foutre et même ça, au contraire, ça l’excitait beaucoup en plus”. Le cinéaste trace un parallèle entre ses tournages et son “trafic illicite de mineurs” et évoque son côté “Barbe bleue”.

Jacquot s’est déjà vanté d’avoir “échangé” ses jeunes égéries avec d’autres metteurs en scène. Comme Virginie Ledoyen, qu’il a découverte dans un film d’Olivier Assayas, L’eau froide, en 1994. “C’est amusant ces échanges de chair fraîche qu’il peut y avoir entre cinéastes amis”, commente-t-il, comme l’a relevé Le Monde, dans les bonus d’un double DVD édité par les Cahiers du cinéma. Jacquot, 47 ans, vivra une histoire avec Ledoyen, 17 ans au moment de leur rencontre. Quelques années plus tard, il en aura une autre avec Isild Le Besco, à l’occasion d’une collaboration démarrée à ses 16 ans, quand il en a 52. Dans la presse, le réalisateur est perpétuellement confondu avec les personnages de ses films – Libération le désigne en 2019 comme Le dernier des Casanova. Jamais n’est évoqué de relation d’emprise comme on peut le faire aujourd’hui.

Noce blanche

La complaisance à son égard raconte une époque. Jusqu’à récemment, les relations entre des jeunes gens, même de moins de 15 ans, et des hommes beaucoup plus âgés du monde de la culture étaient accueillies sans grand émoi. Le témoignage de Judith Godrèche dans Le Monde et sa plainte pour “viols avec violences sur mineur de moins de 15 ans” – le parquet de Paris a ouvert une enquête préliminaire – jettent une lumière crue sur les pratiques et les relations de pouvoir du cinéma français. Par ricochet, ils interrogent aussi le regard que leur portait la presse.

Plusieurs générations de jeunes filles sont associées à la figure de la “Lolita”, avec une lecture très premier degré de l’œuvre de Nabokov. Le fantasme s’exprime notamment dans le film Noce Blanche, sorti en 1989, mettant en scène la liaison tumultueuse entre un professeur joué par Bruno Cremer, 60 ans, et son élève de 17 ans, interprétée par Vanessa Paradis. Bien plus tard, en 2005, à l’occasion du procès pour harcèlement sexuel de son réalisateur, Jean-Claude Brisseau sur un autre tournage, Libération rapportera que, d’après la mère de cette dernière, il avait demandé à l’actrice encore mineure de se masturber devant lui et sa compagne. La jeune femme s’était plainte de harcèlement moral, sans que cet épisode n’émeuve grand monde. Commentaire de Paris Match, à l’époque, lancé dans une défense véhémente du réalisateur : “Brisseau n’est pas forcément plus pervers qu’un autre, sauf qu’il s’est fait choper. Comme la majorité des hommes, il ne pense qu’à ça. Mais lui a trouvé la bonne combine pour satisfaire sa libido avec ses actrices plutôt délurées”. Cet article, publié en septembre 2006 et intitulé “De l’art ? Surtout du cochon !” trouvait toutefois un défaut à Brisseau : celui d’avoir fait un mauvais film. “On est prêt à tout pardonner au génie et à accorder bien des excuses au talent, concluait-il. Difficile d’en trouver à Brisseau quand on regarde sa nouvelle production.”

Des filles sexualisées à 12 ans

A l’époque, les actrices, à plus forte raison les jeunes filles, sont assimilées à des tentatrices, maîtresses de leur sexualité dès le début de l’adolescence. En 2001, un portrait de Maïwenn Le Besco (sœur d’Isild) dans le mensuel VSD raconte ses sorties en boîte de nuit : “A 12 ans, la gamine en fait dix de plus. Elle mesure 1,75 mètre, sa poitrine est rebondie, ses lèvres pulpeuses”. Maïwenn y raconte comment elle se faisait “draguer” par des adultes. Trois ans après ces sorties, elle rencontre dans les toilettes du Fouquet’s le réalisateur Luc Besson, de 17 ans son aîné, qu’elle épousera peu de temps après. “A cette cérémonie (des Césars), peu de gens ont remarqué, aux côtés de Besson, la présence d’une jeune fille. D’une très jeune fille. Maïwenn Le Besco, 16 ans”, relate Paris Match le 4 janvier 1999 dans un portrait consacré au réalisateur. Suite de l’article : “Leur idylle a commencé dans la discrétion et s’est poursuivie dans la fureur. Du père de Maïwenn, apprenant la liaison de sa fille avec un metteur en scène beaucoup plus âgé qu’elle. Luc et Maïwenn passent outre l’ire paternelle et ont bientôt une fille.”

Maïwenn ne reniera jamais sa relation avec Luc Besson. Sophie Marceau, elle aussi en couple avec un homme beaucoup plus âgé qu’elle, dès son adolescence, non plus. Dans un témoignage livré à l’hebdomadaire Studio Ciné Live en avril 2001, la star raconte sa rencontre avec son futur mari, le réalisateur Andrzej Zulawski, à Cannes, en 1981. “Je ne me souviens plus de la première fois où j’ai rencontré Andrzej, mais lui, en revanche, s’en souvient”, raconte la star. “Présentés” par le réalisateur de La Boom Claude Pinoteau, l’actrice et le cinéaste partagent une table à l’hôtel Majestic. “Lui m’observait, et il m’a avoué qu’il avait eu un flash. Je n’étais pourtant qu’une gamine de 14 ans, mais, à cet instant-là, il a compris qu’un jour, il se passerait quelque chose entre nous, quelque chose d’une vie…”, s’émeut Sophie Marceau. Le réalisateur a alors 41 ans. Ils officialisent leur relation trois ans plus tard. En 2001, le témoignage de la star n’est accompagné d’aucune question, ni aucun commentaire de Studio Ciné Live.

Une “grande histoire d’amour”

Les relations entre cinéastes et jeunes filles ont certes un léger parfum de soufre, mais sont avant tout perçues comme des histoires d’amour impossibles. L’artiste vit dans le romanesque, il défie l’interdit en se moquant des conventions. Il est question de “muse” et de “pygmalion”. Cette pensée est résumée par l’un des pontes du cinéma français, Daniel Toscan du Plantier, dans une tribune publiée par Libération.

Le 18 février 2000, l’ancien directeur général de Gaumont, alors président de l’Académie des arts et techniques du cinéma, écrit : “L’essentiel du premier siècle de l’histoire (du cinéma) s’est construit sur ces rencontres fortuites qui font de Sternberg, Bergman, Rossellini, Truffaut et les autres des maîtres nourris de la grâce des jeunes femmes inspirées dont ils ont usé, abusé à leur profit. Aujourd’hui, les Téchiné, Jacquot, Wargnier, Assayas et d’autres perpétuent heureusement cette tradition bien française.” Des “abus”, donc, dont le producteur se réjouit, et qui, selon ses propres mots, participent à un système. “Il serait juste d’y ajouter quelques autres libidos possessives, celles des producteurs et de tous ceux qui ont fait de l’industrie du désir l’industrie de leurs propres désirs pour constater que le 7e art a eu pour activité principale de transformer la sexualité en machine de guerre à la conquête des masses”, dit-il aussi.

Au procès de Jean-Claude Brisseau, finalement condamné pour harcèlement sexuel, l’avocate des deux actrices, Claire Doubliez, avait estimé que “l’alibi de la recherche esthétique” avait des limites “qui ont été largement franchies”. Un constat prononcé en 2005. Dans l’indifférence générale, à l’époque.

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