Comment faire de la France un géant de l’IA : mode d’emploi

Comment faire de la France un géant de l’IA : mode d’emploi

Coupes de champagne, ordinateurs. Dans le Marais, deux étoiles de l’IA générative française, Nabla et Mistral AI, tiennent salon. On blague sur les “X”, on taquine le chatbot de Mistral. Les conversations sont spirituelles, les visages enthousiastes. A juste titre. Les Français savent que l’IA générative vient de remettre à zéro les compteurs. Personne n’a encore de longue expérience de l’IA générative. Une opportunité unique pour Paris. Car “la France est un des leaders mondiaux de l’IA”, souligne Laura Connell, associée du fonds européen Atomico. Plus de 600 start-up IA y ont poussé, dont 141 dans la GenAI, révèle un récent rapport du cabinet Wavestone. “Et parmi elles, plusieurs sont spécialisées dans les modèles de fondation, la pierre angulaire de ce marché”, souligne Chadi Hantouche, associé du cabinet.

Le modèle le plus puissant de Mistral AI talonne même aujourd’hui celui d’OpenAI. Le Français a d’ailleurs bouclé une spectaculaire levée de fonds (385 millions d’euros) en décembre dernier. En début d’année, Photoroom et Nabla ont également réalisé de beaux tours de table. “La France est devenue très attractive”, résume Olivier Martret, associé de Serena Capital. Entre 2019 et 2023, note Dealroom, c’est d’ailleurs elle qui a attiré le plus d’investissement en capital-risque en IA générative après les Etats-Unis et Israël.

Réforme du marché du travail et de l’ISF, flat tax… Les réformes d’Emmanuel Macron ont, il faut dire, remis Paris sur la carte ces dernières années. L’action de Bpifrance et de la mission French Tech, ainsi que la myriade de mesures taillées pour les start-up tricolores (initiative Tibi, French Tech Visa…) ont accéléré le mouvement. Les projets d’entrepreneurs aguerris, tels Xavier Niel avec le laboratoire IA Kyutai, sont le dernier étage de la fusée.

Dans la course à l’intelligence artificielle, la France a un atout primordial : “Ses formations d’excellence en ingénierie et en mathématiques”, pointe Vincent Rapp, responsable IA de Bpifrance. Polytechnique, le master MVA de Saclay… Les filières tricolores transmettent un savoir unique qui s’épanouit dans des centres de pointe tels que l’Inria. En ouvrant des laboratoires à Paris, les Gafam ont aussi contribué à retenir sur place nos cerveaux. Essentiel car au jeu de l’IA, chaque domino compte. “De petites équipes peuvent réaliser d’immenses avancées”, souligne Gabriel Hubert, cofondateur de Dust. Mistral, par exemple, n’a qu’une vingtaine de salariés.

Garder nos pépites de l’IA générative françaises

“En 2024, les régulateurs mondiaux comprennent bien mieux les effets de la tech”, précise Marianne Tordeux Bitker, directrice des affaires publiques de France Digitale. S’ils ont détecté tardivement les entailles à la concurrence que posaient certaines mécaniques numériques de la dernière décennie (boutique d’applications mobiles, réseaux sociaux…), ils ne se feront pas rouler dans la farine deux fois. Le partenariat d’OpenAI avec Microsoft est déjà étudié à la loupe. Une vigilance qui devrait inciter les géants du numérique à ne pas écarter leurs rivaux avec des procédés déloyaux.

Paris ne doit cependant pas se reposer sur ses lauriers. Les pays du Golfe se jettent dans l’IA à grand renfort de pétrodollars. Les Etats-Unis courent en tête, portés par leurs VC aux larges poches et leurs géants du cloud. “Et la Chine est un des leaders mondiaux de l’IA traditionnelle, même si elle a du retard dans le domaine plus récent de l’IA générative”, souligne George Lee, co-responsable de l’innovation appliquée chez Goldman Sachs. Pour conserver et creuser son avance, la France a plusieurs chantiers à mener d’urgence. On l’a vu avec Mistral AI, les investisseurs européens sont désespérément rares sur les gros tours de table.

Le point rassurant ? “Les investisseurs étrangers ne demandent plus aux Français de déplacer leur siège social aux Etats-Unis”, observe Philippe Englebert, banquier d’affaires et ancien conseiller économique du président de la République. Il faut néanmoins mobiliser davantage les acteurs privés français et européens autour de nos pépites de l’IA générative. “Il est important que ces entreprises restent françaises. Or, dans les années à venir, elles auront besoin de lever des milliards, voire des dizaines de milliards d’euros”, souligne Bercy qui a poussé l’an dernier à la création d’un comité de l’IA générative.

Derrière la magie virtuelle

Ce dernier a auditionné 600 experts et consulté 7 000 citoyens pour établir un rapport ambitieux remis à Emmanuel Macron le 13 mars. Il préconise, par exemple, de réorienter l’épargne des Français vers l’innovation et de créer un fonds France & IA de 10 milliards d’euros. Et pour consolider notre “matière grise”, de tripler d’ici à 2030 le nombre d’étudiants formés à l’IA et de revaloriser le salaire des chercheurs de ce secteur. Ces pointures sont en effet de plus en plus courtisées à l’étranger, à coups de chèques parfois dix fois plus élevés.

Le dossier des datas, nourriture spirituelle des IA, est également à mener avec doigté. Il est bon que la France et l’Europe ne laissent pas n’importe qui faire n’importe quoi de nos données. Mais les cadenasser serait se tirer une balle dans le pied. “Notre système de santé très centralisé est un gisement de données exceptionnel de nature à permettre beaucoup d’innovations dans l’IA médicale“, fait valoir Cédric O, ancien secrétaire d’Etat du numérique, aujourd’hui conseiller de Mistral AI. Les données du service public en sont un autre. Et dans l’industrie, les entreprises ont tout à gagner à s’allier, secteur par secteur, pour créer des viviers de data de qualité.

Gardons aussi à l’esprit que derrière cette “magie” virtuelle se cache une foule d’équipements bien tangibles : data center, puces spécialisées… Dans ce domaine, la France, comme le reste de l’UE, accuse un retard conséquent face aux Etats-Unis. “Il faut renforcer le réseau de supercalculateurs européens en prenant en compte les spécificités des besoins en IA générative”, observe Laurent Daudet, DG et cofondateur de LightOn. Le comité IA préconise d’encourager la construction de centres de calcul sur le sol français, via des financements publics ou privés. “L’énergie décarbonée de la France peut être un atout décisif”, observe Bernard Liautaud, directeur du fonds d’investissement Balderton Capital. Les acteurs de l’IA ont en effet, comme les autres, besoin de garder leurs émissions de gaz à effet de serre sous contrôle. Parier sur les innovations de rupture dans le domaine est également, à long terme, un moyen d’obtenir un siège à la table des grands. Les progrès de start-up telles que SiPearl ou Kalray sont donc à suivre avec attention.

L’économie française dopée à l’IA

Avec ses géants de l’énergie et des utilities (EDF, Schneider, Veolia-Suez…), la France a aussi une belle opportunité à saisir dans l’IA au service de l’écologie. “L’intelligence artificielle sait gérer des systèmes complexes, à multiples facteurs. L’idéal pour optimiser le transport, les chaînes d’approvisionnement ou les cultures agricoles. Elle peut constituer un outil de lutte contre le changement climatique très puissant”, souligne Gilles Babinet, coprésident du Conseil national du numérique. Dernier chantier de la France, le plus important : former la population à l’usage de ces IA. Montrer les domaines dans lesquels elles brillent, ceux où elles font des bêtises. Sensibiliser aux nouvelles formes d’arnaques et de désinformation qu’elles entraînent, en rendant enfantine la création de fausses vidéos et de fausses voix de personnes réelles.

“L’IA va permettre aux entreprises d’être plus productives et de bâtir des offres plus riches”, souligne Vincent Luciani, PDG d’Artefact, cabinet de conseil en IA. Ses progrès époustouflants dans la traduction en temps réel donnent aussi aux entreprises de puissants outils pour toucher les consommateurs d’autres pays. L’économiste Philippe Aghion révèle dans le rapport sur l’IA générative qu’en dix ans, celle-ci pourrait faire progresser le PIB de la France de 250 à 420 milliards d’euros. Mais aux quatre coins du globe, “dans tous les secteurs, les entreprises vont voir leur titre remis en jeu”, avertit Vincent Luciani. Celles qui s’en saisiront gagneront de nouvelles parts de marché et protégeront leurs emplois. Les autres, gare à la chute.

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