Gaspard Kœnig : “Le maire est la dernière soupape entre l’individu et l’Etat”

Gaspard Kœnig : “Le maire est la dernière soupape entre l’individu et l’Etat”

En 2020, c’est à cheval que Gaspard Kœnig décide de partir sur les traces de Montaigne. Comme son illustre devancier, il chemine de Bordeaux à Rome en passant par la Bavière, dormant chez l’habitant. Une manière pour ce philosophe atypique d’approfondir sa réflexion sur le centralisme français et le libéralisme.

L’Express : Le renforcement des métropoles est encouragé au nom de la théorie du “ruissellement”. Une théorie que vous contestez…

Gaspard Kœnig : Je pense en effet qu’il faut se poser cette question simple : sans les métropoles, où se situerait la croissance ? Pendant mon voyage à cheval, j’ai traversé la Creuse, où il est difficile de trouver une épicerie. J’ai aussi parcouru la Bavière, un Land rural où les villages sont florissants. Pourquoi ? Parce qu’en Allemagne, pays décentralisé, les sièges des entreprises se situent dans les campagnes.

Mais les campagnes françaises ne ressemblent pas toutes à la Creuse. La plupart d’entre elles gagnent des habitants…

C’est exact. Mais chez nous, les ruraux se contentent souvent de dormir dans leur village tout en travaillant dans une métropole. Après avoir centralisé le pays au profit de la capitale, nous sommes en train de décliner ce modèle au niveau régional. Paris écrase la France ? Que Bordeaux écrase la Nouvelle-Aquitaine ! Il y a pourtant d’autres choix, nos voisins le prouvent.

Est-ce pour cela que vous contestez aussi la création des grandes régions ?

Bien sûr, d’autant que ces régions sont déconnectées des identités historiques des habitants. Quand je traversais la France, je demandais systématiquement : “Où suis-je ?” Et l’on me répondait : “en Sologne”, “en Limousin”, “en Alsace”. Autrement dit, dans des régions culturelles qui n’ont rien à voir avec les découpages administratifs et qui continuent d’exister dans les mentalités, les paysages, la pente des toits, les accents, les langues… Mais cela fait peur à certains.

Pourquoi ?

L’Etat craint les autonomies locales. A tort ! Prenez l’Alsace-Moselle. Pour des raisons historiques, elle dispose d’un droit spécifique en matière de laïcité, d’assurances, de successions. Les Alsaciens sont-ils séparatistes pour autant ? Pas du tout ! C’est pourquoi ils sont vent debout contre le Grand Est dans lequel on veut les noyer. Je plaide donc pour que nos structures politiques se superposent aux identités vécues des habitants et que les collectivités locales disposent de pouvoirs adaptés aux territoires.

Vous seriez donc favorable à l’autonomie réclamée par les Corses ?

Mais bien sûr ! Et pas seulement pour la Corse, d’ailleurs. Il est temps en France d’inverser nos raisonnements. Ce n’est pas à l’Etat d’accorder l’autonomie ; c’est à la base de décider. Et je vous rassure : personne ne voudra faire sécession. Même en Corse, la majorité des citoyens réclament l’autonomie, non l’indépendance !

Est-ce ce que vous appelez la “subsidiarité ascendante” ?

Exactement. C’est au plus petit échelon de choisir les compétences dont il souhaite s’emparer, puis de déléguer ce dont il ne veut pas à l’échelon supérieur.

Une telle différenciation ne menacerait-elle pas l’égalité entre les Français ?

On aboutirait certes à une mosaïque complexe, mais une complexité qui vient du bas ressemble à un organisme naturel, et c’est une complexité qui marche car elle s’adapte en permanence à la réalité. Distinguons l’égalité de l’équité. L’autonomie n’empêche pas l’Etat de mettre en place une redistribution des riches vers les pauvres. En tout cas, la solution ne consiste pas à imposer le même système partout, mais à donner à chacun les moyens dont il a besoin pour réussir. Voyez la Confédération helvétique. Les cantons y ont des taux d’impôt différents et cela n’empêche pas les Suisses de former une nation cohérente.

Selon vous, un tel modèle revivifierait aussi la démocratie locale…

C’est l’évidence ! C’est d’abord en discutant de la déviation de la route départementale de sa commune que l’on se forme en tant que citoyen. J’ai assisté à une landsgemeinde en Suisse. Tout le monde se réunit sur une grande place et vote à main levée sur les sujets du canton. Chacun peut s’exprimer, proposer et voter. Et cela devant les enfants, qui découvrent ainsi la démocratie. Je vous l’assure : une telle pratique est beaucoup plus efficace que des cours d’instruction civique à l’école.

La République s’est toujours méfiée des particularismes régionaux…

Pour ma part, j’aime la démocratie, mais je me méfie de la République quand elle est conçue comme un ensemble homogène où tout le monde devrait se ressembler. Je plaide pour que l’on forme des hommes et des femmes libres, pas forcément des républicains. D’ailleurs, la première Révolution, celle de 1789, avait pour but la démocratie et la liberté, pas forcément la République. Je ne suis pas opposé aux ensembles nationaux, mais l’Etat ne doit pas forcément avoir la prééminence sur les communes et les régions.

En France, on se méfie des identités locales, assimilées au conservatisme…

Il ne s’agit pas de s’enfermer, mais d’avoir la possibilité d’innover car c’est en étant responsable d’un territoire que l’on en prend soin. C’est le contraire du conservatisme ! Comme Tocqueville, je pense au contraire que c’est dans les territoires que peuvent s’élaborer les expériences les plus originales. Encore une fois, voyez la Bavière. Certains de ses habitants portent des pantalons traditionnels de cuir, et pourtant il s’agit d’une des régions les plus exportatrices et les plus branchées sur les nouvelles technologies du monde. Sortons des clichés : on peut évidemment être attaché aux traditions et ouvert à la modernité.

D’où votre volonté de miser sur les maires ruraux, que vous assimilez quasiment à des héros des temps modernes ?

Mais bien sûr ! Depuis toujours, la technocratie française est obsédée par la fusion des communes, ou sa version actuelle, les grandes intercommunalités. Oh, certes, il paraît plus efficace de gérer en commun le ramassage des ordures ou la gestion des eaux usées. Le problème est que l’on perd alors quelque chose d’essentiel : le souffle démocratique. Qu’on le veuille ou non, la commune reste le territoire charnel des Français. Peut-être, en effet, un “petit maire” gérera-t-il un peu moins bien le réseau d’eau potable qu’un technicien formé pour cela, mais ce n’est pas grave. Mieux vaut que, localement, les citoyens s’approprient les dossiers, se sentent responsables, débattent des sujets et expérimentent. Au lieu de quoi on favorise les grandes intercommunalités. C’est aussi cela qui explique la désaffection de la fonction de maire. Or le maire est la dernière soupape entre l’individu et l’Etat. Sans lui, chacun se trouvera sans intermédiaire face à l’Etat. Et ce sera terrible.

Cet entretien est issu de notre cahier spécial “Ces villes qui font bouger la France”, en kiosque le 4 avril.

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