Guerre à Gaza : derrière les appels au boycott d’Israël, un véritable business

Guerre à Gaza : derrière les appels au boycott d’Israël, un véritable business

Chaque cause compte ses soutiens, ses détracteurs et… ses opportunistes. Depuis le début de l’offensive israélienne à Gaza, les appels à mettre au ban les marques accusées de soutenir le régime de Benyamin Netanyahou se multiplient partout dans le monde en soutien à la cause palestinienne. En tête de gondole : la campagne “BDS” (pour “boycott, désinvestissement et sanctions”), lancée en 2005, et dont la branche française compte des relais allant des milieux associatifs – parmi les signataires de l’opération BDS en France, se trouvent la Confédération paysanne ou encore l’Union française des consommateurs musulmans – jusqu’à la sphère politique. Le 16 mars, le député insoumis Thomas Portes diffusait ainsi sur son compte X (ex-Twitter) un visuel de la campagne BDS France mentionnant des “entreprises soutenant l’apartheid israélien à boycotter”, parmi lesquelles Carrefour, Puma, ou encore Axa.

Sans surprise, certaines des marques mises en cause (soit directement par la campagne BDS soit par des initiatives populaires) ont été affectées, à l’instar du géant de la restauration rapide McDonald’s, qui publiait en février un chiffre d’affaires trimestriel inférieur aux attentes – ce qui ne lui était pas arrivé depuis près de quatre ans. Mais ce mouvement, souvent analysé au prisme des dégâts qu’il génère chez ses cibles, ferait-il aussi des gagnants ?

“Alternatives BDS safe”

A première vue, les comptes de Naz, alias “bdsbabe”, sur TikTok (26 000 abonnés) et Instagram (13 000 abonnés) reprennent tous les codes rose poudré de l’influence beauté. A un détail près : sur ses réseaux sociaux, la jeune femme propose “d’exposer les marques ayant des liens avec Israël” et d’offrir des “alternatives BDS safe”. Entre deux vlogs chroniquant une routine beauté expurgée de toute accointance avec les “sionistes” se glissent parfois quelques discrets codes promotionnels… Le 7 février, par exemple, les plus assidus de ses followers pouvaient ainsi bénéficier de recommandations concernant des produits de la marque Heimish, tout en obtenant une réduction en cas d’achat. Idem, deux jours plus tard : une ristourne de 15 % en cas de commande de produits de la marque Omayma Skin. Les deux marques de soins ainsi que la jeune femme n’ont pas donné suite aux sollicitations de L’Express.

Bien malin celui qui saurait sonder la sincérité d’un engagement. Mais, de fait, “certains se saisissent même de ces campagnes de boycott dans une logique commerciale ou communautariste (ou les deux !), en mettant en avant des marques ’alternatives’ susceptibles de plaire à la cible qu’ils visent”, analyse l’historien Marc Knobel.

TikTok toujours. Fort de ses près de 75 000 abonnés, l’influenceur Hattek HB3 a lui aussi investi le créneau des boycotts. Ses arguments : non pas l’onctuosité d’une crème “BDS free”, mais la défense des intérêts de la communauté musulmane. Au point de s’agacer lorsque certains attribuent le “mérite [des boycotts] aux Français”. “C’est les musulmans qui ont lancé ça. Pas les Français.” Quitte à donner quelques coups de pouce aux marques alternatives qui trouveraient grâce à ses yeux ? Dans une vidéo, l’influenceur faisait ainsi la promotion d’une boisson (pas encore disponible à la vente) développée par “une sœur et un frère de la communauté”. “On a gavé ces multinationales [comprendre : celles à boycotter], on leur a donné de l’argent à ne plus savoir qu’en faire, et maintenant ils tuent nos enfants. […] Ça, c’est des musulmans et des musulmanes qui ont créé une marque. […] Je compte sur vous. On va consommer, on va acheter et on va faire en sorte que ça devienne la boisson de la communauté”, s’emballait-il. Sollicité ainsi que la marque quant à la teneur de cette vidéo, Hattek HB3 n’a pas souhaité s’exprimer. “Les seules interviews que j’accepte sont celles des médias musulmans”, a-t-il répondu à L’Express.

TikTok, lieu de l’influence communautaire

“Depuis le début du conflit au Proche-Orient, les taux d’engagements [NDLR : qui permettent de mesurer les interactions des utilisateurs d’un réseau social, ou des abonnés d’un compte, vis-à-vis d’une publication] que suscitent les contenus ‘BDS free’ (allant des appels aux boycotts ciblés aux propositions de marques alternatives) sont très importants sur les réseaux sociaux et n’ont rien de comparable avec ceux des appels aux boycotts qui ont pu émerger à la faveur de la guerre en Ukraine“, analyse Marion Darrieutort, spécialiste des stratégies d’influence et présidente de l’agence The Arcane. Parmi les explications possibles avancées par celle-ci : l’importante dimension religieuse et communautaire que comporte ce conflit. “Or TikTok est devenu le réseau social privilégié de l’influence et du marketing communautaire. Cela a évidemment un impact important sur les marques qui sont prises à partie. Mais certainement aussi sur ces autres présentées en miroir comme des alternatives.”

Auprès de L’Express, la marque HalalBooking, qui propose des “voyages islamiques” (mais “aucun hébergement en Palestine occupée”) et apparaît dans de nombreuses listes de marques alternatives, confirme voir “un nombre croissant d’influenceurs et d’utilisateurs de médias sociaux recommander d’utiliser [ses services] plutôt que d’autres [agences de voyages en ligne] qui sont sur la liste du boycott.” Quant à ses performances financières, l’entreprise ne fait pas mystère de l’”augmentation notable de l’engagement des utilisateurs et des réservations [et de] la demande en raison des boycotts”. Mais assure ne pas utiliser “de manière proactive” la campagne de boycott pour augmenter ses ventes, pour des raisons éthiques.

“Que cesse Israël”

L’engagement de quelques “créateurs de contenus” attachés à défendre les intérêts de la communauté musulmane n’explique pas tout. Certaines applications disponibles sur AppStore trahissent en effet un biais communautaire. Ainsi de Boycott for Peace, une application qui permet de scanner un produit en magasin pour savoir “si vous devez le boycotter”. Outre Airbnb et Booking.com, que l’application suggère de remplacer par HalalBooking, oubliez aussi Disney : préférez-lui Achemiya, un service de streaming de films et documentaires sur le monde musulman. Quant à l’entreprise de publicité Taboola, l’application suggère comme alternative le site MuslimAdNetwork.com.

Interrogée sur les critères utilisés pour établir ses diagnostics, Boycott for Peace, qui assure ne pas être “une manifestation de haine à l’égard d’un peuple ou d’une religion [et s’opposer] à toute forme d’oppression et de violation des droits de l’homme” invoque “des recherches approfondies et des rapports crédibles démontrant la participation ou le soutien à des politiques et actions contraires à [sa] position sur les droits de l’homme et la paix”. Ajoutant que les “données proviennent initialement du site Web The Witness”.

Sur son site dédié au boycott, The Witness, qui se présente comme un organe de presse, propose bien une liste semblable à celle disponible sur Boycott for Peace. A une différence près : The Witness assume en prime vouloir que “cesse l’Etat d’Israël”, les “sionistes [n’étant] pas des gens pacifiques”. Le site propose d’ailleurs en tête de sa page d’accueil un lien permettant de faire un don pour “soutenir la Palestine”. Ce dernier redirige vers le site de l’Ummah Welfare Trust, un organisme de bienfaisance basé au Royaume-Uni, inspiré par les “enseignements islamiques d’empathie, de générosité et d’altruisme”. Sollicité, l’Ummah Welfare Trust n’a pas répondu à L’Express. D’après son rapport sur l’année 2023, sur les 5,3 millions de personnes ayant reçu une aide de sa part à travers le monde, seules 94 530 personnes auraient perçu une “aide médicale”, contre plus d’un cinquième (1 536 000) ayant bénéficié d’un autre type de soutien : des “rituels islamiques”.

“Coran après l’école”

Faudrait-il aussi regarder du côté des financements de Boycott for Peace ? Si l’application, “entièrement gratuite”, fonctionne sans diffuser de publicité ni générer de revenus par d’autres moyens, l’équipe de l’application explique que “toutes les dépenses liées au fonctionnement de l’application ou à la maintenance du serveur sont prises en charge par le Colorado Muslims Community Center [CMCC]”… Sur son site, l’organisation américaine assure vouloir “éduquer les musulmans et les non-musulmans de tous âges et de tous horizons, en enseignant l’islam aux musulmans et en clarifiant les idées fausses pour l’ensemble de la communauté non musulmane”.

Parmi les services proposés, une “école islamique du week-end” et des sessions de “Coran après l’école” (pour les 5-15 ans). Dans une vidéo relayée à la fin du mois d’octobre par le Middle East Media and Research Institute (un site Internet pro-israélien tenant une veille des médias arabes et iraniens), on pouvait cependant voir un imam discourir devant un parterre d’enfants : “Les Israéliens n’obéissent pas. Ils brisent leur engagement. Ils mentent et brisent leur contrat. […] Je vais donc vous demander […] : devriez-vous faire confiance à ces personnes aujourd’hui ?” Réponse des enfants : “Nooon !”

Sollicité au sujet de cette vidéo, le CMCC botte en touche. “Les enseignements dispensés par le CMCC portent sur les valeurs fondamentales de notre religion et l’oppression qui sévit dans le monde ne vise pas seulement les musulmans. C’est pourquoi nous essayons de garder l’application générique et universelle afin que celle-ci soit facile à utiliser pour tous ceux qui s’opposent à l’oppression”, fait-on valoir auprès de L’Express. Mais ce projet aux abords humanistes dissimulerait-il une influence, de la part du CMCC, sur les contenus proposés par l’application Boycott for Peace ? “Les bénévoles qui ont créé l’application sont totalement autonomes et nous demandent quels types de contenus ils peuvent mettre dans l’application.” De la “totale autonomie”…

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