La langue française est-elle vraiment née à Paris ?

La langue française est-elle vraiment née à Paris ?

C’est ce qui s’appelle porter un nom prédestiné. A la fin du XIXe siècle, Gaston Paris, linguiste de son état, se fait le chantre d’une théorie qui connaîtra un immense succès : le français d’aujourd’hui est l’héritier du parisien d’hier. Une thèse qui aura cours pendant longtemps avant d’être remise en cause.

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Qu’expliquait en substance Gaston Paris ? Ceci : après la chute de l’Empire romain, le latin s’est morcelé en différentes langues. Dans la future France, une coupure précoce est apparue entre le domaine d’oc, au sud, et le domaine d’oïl, au nord. Ce dernier s’est ensuite fragmenté en plusieurs dialectes, dont l’un situé en Ile-de-France, lequel – c’est à partir de là que les choses se gâtent – se serait imposé sur tous les autres à partir de l’an 1200, en raison de la puissance des rois capétiens et de la prééminence de sa littérature. Et d’insister sur deux points, essentiels à ses yeux. Un : il n’y a eu aucun mélange entre les différents dialectes d’oïl ; c’est celui de la capitale, “pur”, qui l’a emporté. Deux : c’est le parler du peuple de Paris qui a été privilégié, et non celui de la Cour.

Si sa thèse a depuis été réfutée, c’est qu’elle souffre de nombreuses faiblesses, que je résume ici en m’inspirant de l’ouvrage du linguiste Bernard Cerquiglini, Une langue orpheline (1) :

– Une surestimation du rôle de Paris. Au XIIIe siècle, Paris n’a pas encore acquis la puissance démographique, économique, politique et culturelle qui sera la sienne plus tard. La ville n’est même pas la seule capitale du royaume. On n’y relève par ailleurs aucune production littéraire particulière, aucun cénacle d’écrivains réputé. Quant à ses écoles et à son université, elles utilisent exclusivement… le latin, tout comme l’administration royale. On ne voit pas en quoi ces différents facteurs justifieraient une quelconque prééminence du “francien”.

– Pas de délimitation claire. Où était parlé le “francien” ? Sur cette question clé, Gaston Paris varie souvent, évoquant parfois l’Ile-de-France ; parfois une vaste zone englobant – ou non – la Champagne, l’Orléanais, le Perche ou le Bas-Maine ; parfois au contraire un espace réduit à… la seule ville de Paris !

– Pas de définition linguistique précise. Alors qu’une langue se définit traditionnellement par des conjugaisons particulières, une syntaxe spécifique et des termes originaux, rien de tel pour le francien, qui selon Paris aurait emprunté aux différents dialectes avoisinants. Curieuse imprécision…

– Une langue sans nom. De manière tout aussi étonnante, ce dialecte supposé “supérieur” n’aurait jamais été nommé. Sentant la difficulté, Gaston Paris lui a donc inventé une appellation : “francien”. Un néologisme qui lui permet de résumer sa thèse en une formule aisément mémorisable : “Le dialecte francien est devenu la langue française”.

– Une contradiction interne. D’un côté, Gaston Paris assure donc que l’un des dialectes d’oïl se serait imposé sur ses concurrents. De l’autre, il affirme… qu’il n’y a pas vraiment de dialectes, mais seulement des “traits dialectaux” (des spécificités particulières dépendant des lieux) rendant selon lui toute notion de frontière linguistique arbitraire. L’un de ses disciples, Paul Meyer, ira même jusqu’à nier toute distinction entre oïl et oc ! Autrement dit : il n’y a pas de dialectes, mais l’un d’entre eux a pris le dessus sur les autres… Comprenne qui pourra.

– Un sérieux problème de chronologie. Gaston Paris commence son raisonnement au XIIIe siècle. Une époque bien tardive sachant que les langues romanes se sont séparées du latin depuis au moins quatre cents ans. L’idéal, pour lui, aurait consisté à prouver que son “francien” s’était imposé bien plus tôt. Or, il ne dispose d’aucun indice en ce sens, et pour cause. Comme le rappelle un autre linguiste, Jacques Chaurand, cité par Cerquiglini : “Nous ne possédons pas un seul document du XIIe siècle qui ait été écrit en Ile-de-France. Les manuscrits venus jusqu’à nous sont tous normands ou anglo-normands.” Et de conclure : “Vide étrange du parler présumé directeur !” (2).

Bref, la thèse de Gaston Paris doit être considérée pour ce qu’elle est : une opération militante, qu’expliquent les convictions personnelles d’un républicain privilégiant l’unité nationale à la rigueur scientifique. Pour lui, après la défaite de 1870, il ne pouvait y avoir plusieurs France, y compris sur le plan linguistique. D’où l’invention du “francien”.

Reste à répondre à la question : d’où vient notre langue nationale ? Selon Bernard Cerquiglini, c’est non pas la langue du peuple de Paris qui est à l’origine du français “standard”, mais celui des chartes, ces documents administratifs datés, localisés et rédigés par des copistes professionnels. Or, ce français des chartes n’est pas apparu subitement comme par magie. Il est lui-même le fruit du français littéraire qui l’a précédé, lequel se répartissait entre trois grandes traditions : le Poitou et ses alentours d’une part ; une zone réunissant le picard, le wallon et le champenois, d’autre part ; enfin une vaste région ouest, qui retient particulièrement son attention. Car Cerquiglini l’affirme : c’est cette dernière qui a eu le plus d’influence, en raison du rôle majeur exercé au XIIe siècle par les Plantagenêt, famille prestigieuse cumulant à cette époque des titres considérables : non seulement ducs de Normandie, mais aussi rois d’Angleterre, comtes d’Anjou et indirectement (Aliénor oblige) ducs d’Aquitaine et comtes de Poitou, excusez du peu ! Aussi est-ce dans leur dialecte d’oïl, l’anglo-normand, que sont nées à cette époque un grand nombre d’œuvres de premier plan, notamment la fameuse Chanson de Roland. Œuvres qui exerceront leur puissance sur les chartes et, in fine, sur le français standard.

Conclusion ? Le francien n’existe pas et, en linguistique comme ailleurs, il n’est jamais bon que le patriotisme prenne le pas sur la science…

(1) Une langue orpheline, par Bernard Cerquiglini. Editions de Minuit.

(2) Nouvelle histoire de la langue française, sous la direction de Jacques Chaurand. Editions du Seuil.

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