Langue française : nous sommes tous des fainéants !

Langue française : nous sommes tous des fainéants !

Ne trichez pas et prononcez à vitesse normale le mot suivant, tel qu’il est écrit : chaircuiterie. Pas facile, n’est-ce pas ? Eh bien, réjouissez-vous, car vous êtes né à la bonne époque puisque, comme chacun sait, on ne dit plus aujourd’hui chaircuiterie, mais charcuterie. La raison ? La voici : nous, francophones, sommes de gros fainéants, et nos ancêtres ne valaient pas mieux. Eh oui ! Car nous subissons tous les rigueurs d’une règle aussi implacable pour l’évolution linguistique que déplaisante pour notre ego : la loi du moindre effort. Une pente qui nous conduit à déformer les termes légués par les générations précédentes afin de pouvoir les prononcer plus facilement. C’est ainsi que nous sommes collectivement passés de “chaircuiterie” à “charcuterie”. Et ce n’est pas un cas isolé, loin de là. En voici d’autres illustrations.

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La suppression de certaines voyelles. Si nous disons “j’apprends”, c’est parce que “je apprends” est difficile à articuler en raison de la présence consécutive de deux voyelles. D’où l’effacement de la voyelle finale du premier mot. Le procédé est identique pour l’abeille, l’économie, l’hiver, l’oubli et tant d’autres. C’est ce que l’on appelle l’élision (et non la élision !).

L’ajout de lettres “béquilles”. Pourquoi “état” commence-t-il par un é – alors que le latin se contentait de status ? Pourquoi “école” (scola) ? Pourquoi épée (spatha) ? Pourquoi étoile (stella) ? Parce que, dès le IIe siècle, nos aïeux ont ajouté un “i” en tête des mots commençant par [sk], [sp] ou [st] pour en faciliter la prononciation, avant que ce “i” n’évolue en é, comme le rappelle Julien Soulié dans Les pourquoi du français (1). Au demeurant, les voyelles ne sont pas les seules concernées. Parfois, c’est une consonne qui sert de béquille comme dans “si l’on y pense” ou “arrive-t-il ?”. Les mêmes petits arrangements ont cours pour certaines de nos conjugaisons, notamment à l’impératif. C’est ainsi que nous ne disons pas “va y” ni “mange en”, mais “vas-y” et “manges-en”.

Le changement de lettres. Quand les Francs sont arrivés en “France”, ils ont introduit dans le latin tardif des Gallo-Romains des consonnes que ceux-ci ne connaissaient pas, et en particulier le [w]. Désorientés par ce son énigmatique, nos aïeux l’ont déformé sans vergogne, d’abord en [gw] puis en [g], tout court. C’est ainsi que wardôn (regarder vers) est devenu “garder” et que warnjan (prendre garde à quelque chose) s’est peu à peu métamorphosé en “garnir”.

Les noms propres ne sont pas épargnés par notre paresse collective. L’ancien confluent de la Seine et de l’Oise, que l’on appelait jadis Confluentium, a ainsi cédé la place à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines). De même, le vocable topt (“ferme”), apporté par les Vikings, a été allègrement simplifié en tot, comme dans Yvetot (Seine-Maritime).

Une astuce pour les hiatus. Il n’est pas toujours simple de prononcer séparément deux voyelles qui se suivent à l’intérieur d’un mot. C’est en tout cas ce qu’on a dû penser au XIVe siècle. Voyez le verbe “faire” à la deuxième personne du passé simple, qui donnait jusque-là “tu fe-is”, avec un hiatus jugé trop contraignant. Qu’à cela ne tienne ! On a cessé de prononcer le -e- pour ne garder que le -i-, et c’est ainsi qu’est apparu notre moderne “tu fis” (lequel est en train d’être sacrifié sur l’autel de la modernité au profit du passé composé, mais c’est un autre sujet…).

De même, le passé composé d’avoir, “eu”, s’est longtemps articulé en deux syllabes : “e-u”. Mais, là encore, il y a eu (c’est le cas de le dire) “réduction du hiatus” pour aboutir au simple son [u]. Notez toutefois que, contrairement à “tu fis”, l’ancienne graphie a ici été conservée.

La nasalisation à l’abandon. Longtemps, ami se disait “an-mi”, en faisant nettement sonner le son “an”. Trop compliqué ! Au XVIIe siècle, on est passé à notre moderne “ami”. Ce que les spécialistes appellent une dé-na-sa-li-sa-tion (pas facile à dire non plus, d’ailleurs).

Nous, francophones, ne serions donc que des flemmards, des tire-au-flanc, des cossards ? Ne nous couvrons pas trop vite la tête de cendres car ces processus sont on ne peut plus rationnels. S’exprimer, en effet, n’est pas simplement un exercice intellectuel nous permettant de communiquer ; il s’agit également d’une activité physique. “On parle une langue non seulement avec la bouche, mais aussi avec tout le corps. Des dizaines de muscles animent le larynx, la langue, la mâchoire et les lèvres qui, mobilisés, consument ensemble une énergie considérable”, rappelait à juste titre l’écrivain et historien du langage Claude Duneton (2).

C’est donc notamment par souci d’économie que le français se transforme, génération après génération. Et bien sûr, le XXIe siècle prolonge ce mouvement. Nous avons collectivement tendance à raccourcir les mots jugés trop longs : “prof” à la place de “professeur” ; “kilo”, à la place de kilogramme ; “ordi”, à la place d’”ordinateur”. De même, nous distinguons de moins en moins “tache” et “tâche”, “patte” et “pâte”, “mettre” et “maître”. Et l’on peut raisonnablement supposer que, d’ici un ou deux siècles, “oui” aura officiellement cédé la place à “ouais” et que le “ne” des phrases négatives aura sombré corps et biens. Enfin, chuis pas sûr, mais c’est probab.

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(1) Les pourquoi du français, Julien Soulié, First Editions.

(2) Parler croquant, par Claude Duneton. Editions Lo Chamin de Sent Jaume.

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L’affiche en anglais des jeunes macronistes exaspèrent les défenseurs du français

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100 mots et expressions de la langue française qui ont conquis le monde, par Jean Pruvost

Les Allemands disent “charmant” et “apéritif” ; les Anglais “je ne sais quoi” et “déshabillé” ; les Italiens “cordon-bleu” et “osé” ; les Japonais “chanson” et “coup d’Etat” ; les Espagnols “affaire” et “enfant terrible”… Le linguiste Jean Pruvost a rassemblé 100 mots et expressions de la langue française employés au-delà de nos frontières.

100 mots et expressions de la langue française qui ont conquis le monde, par Jean Pruvost. Editions Le Figaro littéraire.

Pourquoi dit-on “la” France mais “le” Canada ?

De nombreux pays portent des noms de genre masculin : le Portugal, le Luxembourg, le Pérou, le Canada… Beaucoup d’autres sont au contraire de genre féminin : la France, la Bolivie, la Suisse, la Suède… D’autres encore ne prennent jamais d’article : Monaco, Israël, Haïti… Muriel Gilbert décrit les raisons de cette répartition (à la suite d’un problème technique, je reproduis ce texte déjà publié la semaine dernière, avec un lien opérationnel, cette fois).

La Caisse d’épargne de Marmande radie un client défendant l’occitan

Depuis des années, Laurent Lemaitre-Martin était client de la Caisse d’épargne de Marmande. Occitanophone, il avait demandé et obtenu que ses documents bancaires soient rédigés en langue d’oc. Sans explication, et sans son consentement pourtant prévu dans le cadre du Règlement général sur la protection des données (RGPD), on lui a dans un premier temps imposé l’utilisation du français, avant de le radier. Contactée par L’Express, la banque n’a pas souhaité faire de commentaire.

Quand les indépendantistes bretons faisaient sauter la “télé d’Etat” pour défendre la langue bretonne

En 1974, les indépendantistes du Front de libération de la Bretagne (FLB) plastiquaient un émetteur de télévision. Un acte par lequel ils entendaient dénoncer une “télévision d’Etat” sur laquelle “la langue bretonne était marginalisée”, avec 1 minute 30 par semaine. Dans l’après-midi, le sous-directeur du site décédait d’une crise cardiaque en découvrant les dégâts. Cinquante ans après, l’événement reste présent dans les mémoires, comme le raconte cet article de La Croix.

Bientôt un Office public du flamand occidental ?

Afin de sauvegarder la langue flamande et valoriser sa culture, la région Hauts-de-France prévoit la création d’un Office public du flamand occidental. Le projet pourrait se concrétiser dans les prochains mois.

Participez au concours littéraire des Jeux floraux

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“Le” collège où l’on enseigne le normand

Renaud Girard enseigne le normand au collège Marcel-Grillard de Bricquebec (Manche), à raison d’une petite heure par semaine. Un dispositif méritoire, mais largement insuffisant si la France entend sauver cette langue parlée jadis par Guillaume le Conquérant.

À ÉCOUTER

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“100 % des êtres humains ont un accent.” C’est notamment ce que rappelle la Radiotélévision suisse romande, qui vient de consacrer une série de reportages à cette thématique. Et pourtant, de nombreux métiers excluent les personnes qui s’expriment avec une prononciation différente de celle de la bourgeoisie parisienne, présentée faussement comme “neutre”.

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Hed, par la Kreiz Breizh Akademi

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