Le cri d’alarme d’Elisabeth Badinter face au déclin démographique : “S’il continue à ce rythme…”

Le cri d’alarme d’Elisabeth Badinter face au déclin démographique : “S’il continue à ce rythme…”

“Certains courants féministes me verront comme une nataliste enragée…” soupire-t-elle. Mais à 80 ans et après bien des combats, Elisabeth Badinter ne se soucie depuis longtemps plus du qu’en-dira-t-on. Messieurs, encore un effort… est une mise en garde dont la publication a été repoussée par la disparition de son mari Robert. La philosophe y alerte sur la chute de la natalité qui, craint-elle, pourrait se retourner contre les femmes à travers des politiques natalistes menées par des partis conservateurs et religieux, comme on le voit déjà en Hongrie, en Italie ou aux Etats-Unis. Pour l’icône du féminisme universaliste, c’est au contraire aux hommes d’alléger la charge qui pèse sur les mères actuelles, prises entre leur carrière, les tâches familiales et le culte de l’enfant roi.

Dans un long entretien accordé à L’Express, Elisabeth Badinter explique comment il est facile de culpabiliser les femmes, mais aussi pourquoi la question de l’IVG “pourrait coûter cher à Donald Trump”. Elle réitère son engagement en faveur de la GPA, qui fait aujourd’hui l’objet d’une attaque des médias conservateurs. Aux électeurs tentés par le vote RN, elle rappelle “les origines détestables” du parti, mais estime que Gabriel Attal répond mieux qu’Emmanuel Macron au “désir d’ordre” exprimé par une partie du pays.

L’Express : Votre livre évoque le déclin démographique auquel font face de nombreux pays. Mais la baisse de la natalité n’est-elle pas une bonne nouvelle pour les femmes, en sachant que leur accès à l’éducation en est l’un des facteurs importants ?

Elisabeth Badinter : Je ne dirais pas que la dénatalité est une “bonne nouvelle”, mais la conséquence de bien d’autres facteurs. Il est vrai que quand on fait des études prolongées, on engendre plus tard. L’âge moyen du premier enfant est passé de 27,8 ans en 2000 à 31 ans aujourd’hui. D’autant plus que les filles sont plus nombreuses à sortir de l’université avec un diplôme de l’enseignement supérieur, 55 % contre 45 % de garçons. Mais j’en suis convaincue, ce déclin démographique représente un vrai problème politique s’il continue à ce rythme encore plusieurs années.

Vous craignez les conséquences possibles sur les femmes de politiques natalistes menées par des partis conservateurs ou religieux…

Absolument. Regardez ce qui se passe en ce moment. La cheffe du gouvernement italien, Giorgia Meloni vient de rajouter un obstacle psychologique à l’avortement, en autorisant des groupes anti-IVG à s’introduire dans les cliniques pour tenter de dissuader les femmes d’avorter. Or il est très facile de culpabiliser les femmes là-dessus. Meloni n’a certes pas supprimé le droit à l’avortement voté en Italie en 1978, mais dans les faits, il est devenu difficile de trouver un médecin prêt à faire cette procédure, en particulier dans le sud de l’Italie.

La Floride vient d’interdire toute IVG après six semaines, contre quinze semaines auparavant…

Seulement six semaines pour avorter (elle soupire)… Déjà, il faut souvent trois semaines à une femme pour qu’elle se rende compte qu’elle est enceinte. Qui pouvait imaginer qu’une grande démocratie comme les Etats-Unis mettrait fin, il y a à peine deux ans, au droit d’avorter dans quatorze Etats ? En même temps, le sujet de l’IVG peut coûter cher à Donald Trump. L’Ohio, Etat remporté par les Républicains en 2016 comme en 2020, a par exemple adopté par référendum la protection du droit à l’avortement dans sa Constitution.

Ce n’est pas au politique d’imposer des lois pour le partage de la vaisselle. Ce serait grotesque

La France a longtemps bien résisté en matière de natalité, mais celle-ci dégringole aujourd’hui…

Nous sommes quand même encore les meilleurs d’Europe en la matière. La France a une longue tradition qu’elle n’a partagée qu’en partie avec l’Angleterre, à savoir la séparation du rôle de la femme et de la mère. Il était entendu que le soin des enfants n’était pas digne d’une femme de l’aristocratie ou de la bonne bourgeoisie, qu’elles avaient mieux à faire que de s’occuper de la “marmaille” et que personne n’y trouvait à redire. Au contraire. Cette idée de la maternité en France était très originale. A l’inverse, les pays qui ont longtemps confondu femme et mère, comme les pays du sud de l’Europe ont vu une baisse plus précoce de leur natalité. La mamma italienne, et même la Mutter allemande sont des modèles caricaturaux de la mère. Toute l’essence d’une femme serait dans la maternité. Heureusement, les choses ont bien changé, car il y a eu un mouvement féministe efficace.

Mais comment expliquez-vous cette baisse de la natalité ? Même les pays scandinaves, les plus égalitaires, ont des taux historiquement bas…

Deux changements objectifs qui se rencontrent et s’opposent bouleversent notre société occidentale. Le premier est le “moi d’abord” qui va de pair avec la recherche de son épanouissement personnel. Le second est “l’enfant d’abord” ! Si on décide d’avoir un enfant, on lui doit tout, son énergie, son temps et son infinie patience. Le stress, la fatigue quotidienne des mères qui travaillent à temps complet doivent totalement s’oublier devant l’enfant roi. Dès la conception, l’embryon, est déjà le patron.

Vous avez confessé avoir fumé durant vos grossesses. Aujourd’hui, c’est presque criminel…

Tout ce que les neurologues et les pédiatres énoncent comme loi, il faut s’y soumettre. Ils ont sûrement raison sur un tas de points, mais il n’y a plus aucun choix laissé à la mère. Quand on ne peut plus boire un seul verre de vin le soir, ou fumer une cigarette le matin… Et je ne vous parle pas de la culpabilité… Comme elles sont loin les années 1970 où l’on pouvait vivre sa grossesse avec insouciance.

Et qu’en est-il des pères ?

Les statistiques témoignent qu’il n’y a toujours pas un véritable partage des tâches familiales entre hommes et femmes, et c’est l’une des causes premières du désengagement des femmes en matière de maternité. Ce n’est pas au politique d’imposer des lois pour le partage de la vaisselle. Ce serait grotesque. On est dans la sphère du privé, sur laquelle les pressions sont difficiles. Pourquoi continue-t-on à parler de double journée de travail pour les femmes, et pas pour les hommes ?

Si vous regardez la vie quotidienne d’une mère d’enfants encore petits, et qui a un emploi à temps plein, très franchement, c’est dur. Pourquoi ? Parce qu’il faut penser à une infinité de détails de la vie quotidienne concernant bien sûr les enfants, mais aussi tout le reste, la gestion de la maison au quotidien. Le vaccin pour l’un, un médicament pour l’autre, les vêtements qui sont trop petits… Tous les jours, il faut commencer par s’occuper de ces détails qui rendent la vie très stressante pour les mères.

Franchement, les mères parfaites sont aussi rares que des Mozart

Mais avec l’attention portée sur la charge mentale, n’y a-t-il aujourd’hui pas une évolution du côté des hommes ?

Au moment où le féminisme des années 1970, universaliste, était dominant, il y a eu des vrais changements dans les comportements des hommes et des femmes. Dans le domaine public et dans l’accès à l’emploi, des progrès spectaculaires ont été réalisés. Entre 1975 et 2021, le taux d’activité des femmes est passé de 54,5 % à 70 %, proche de celui des hommes qui est de 76 %. Mais cela ne s’est répercuté dans la vie privée. On travaille comme vous, mais vous ne vous impliquez pas comme nous à la maison. Même si les hommes s’investissent aujourd’hui davantage dans l’éducation des enfants (vingt minutes de plus par jour en moyenne nationale que dans les années 1980), l’écart reste trop important. Quand les hommes répliquent à leur femme “mais tu ne m’as pas demandé !”…

Ce manque de partage, qui soulagerait les femmes, est une raison secrète de la chute de la natalité. D’autant plus que l’épanouissement personnel est devenu une revendication forte des hommes et des femmes. Aujourd’hui, on évalue ce qu’un enfant offre en plaisirs et en peines. C’est une vraie révolution anthropologique. Jamais on n’aurait pensé ainsi avant les années 1970. D’autant plus que pendant des décennies régnait la grande illusion consistant à penser que la maternité était le couronnement de la féminité, et une assurance de bonheur affectif. On ne parlait alors jamais des charges.

Vous critiquez aussi l’éducation positive. Pourquoi ?

Car cette école de pensée suppose une grande patience, un oubli de soi et du temps pour expliquer à l’enfant la raison de ses émotions. Vous sortez d’une journée de travail, et si votre enfant fait un caprice ou une crise de colère, il ne faudrait surtout pas le gronder, car cela pourrait avoir des effets nocifs sur son cerveau. Qui peut sérieusement penser que les mères du XXIe siècle, déjà accablées de mille soucis, peuvent se payer le luxe d’expérimenter une nouvelle éducation qui n’a pas fait ses preuves ? Aujourd’hui, si on veut des enfants, il faudrait être une mère exemplaire. Or, franchement, les mères parfaites sont aussi rares que des Mozart.

Pour vous, les politiques natalistes doivent avant tout s’adresser aux hommes…

Jusqu’à présent, on s’est toujours adressé aux femmes. Mais elles font ce qu’elles peuvent compte tenu de notre nouvel environnement hédoniste. Les hommes ont encore de la marge. Les pères font certes des choses, mais pas forcément les plus ennuyeuses ou répétitives. Ils manquent trop souvent d’initiative. Un enfant a besoin d’un médicament ? C’est la mère qui va à la pharmacie.

Le débat déborde à nouveau sur la GPA

Alors que près de 60 % des Français y sont favorables, les médias conservateurs ont lancé une offensive contre la GPA, en mettant notamment en avant la figure d’Olivia Maurel. Qu’en pensez-vous ?

Je me suis engagée il y a dix ans pour la GPA éthique. On me répond toujours qu’il y a un échange d’argent. Mais il est normal de rembourser tous les frais d’une femme qui va assumer une grossesse. Cela me semble évident. Là, le débat déborde à nouveau. Je pense que le concept de “marchandisation” du corps a été un slogan efficace pour maintenir l’interdiction de la GPA en France.

Les outrances de l’extrême gauche nous font-elles perdre de vue l’offensive de l’extrême droite ?

L’un ne va pas sans l’autre. A chaque fois que Mélenchon met une couche de plus dans la provocation, des électeurs qui ne situent pas au départ à l’extrême droite se disent “pourquoi ne pas essayer”. Je suis frappée de voir le nombre de personnes expliquer que le RN a évolué, et qu’il ne représente plus un danger.

Même les retraités sont de plus en plus tentés par le vote RN. Comment l’interprétez-vous ?

C’est un désir d’ordre, une peur de la dissolution de nos valeurs que nos gouvernements ne parviennent pas à renforcer. Mais je remarque que Gabriel Attal parle plus d’ordre que Macron, ce qui lui vaut un degré d’appréciation plutôt bon pour un Premier ministre. Il est clair sur ces questions. Le problème, c’est que sa ministre de l’Université fait le contraire de ce qu’il annonce…

Que diriez-vous aux gens tentés par le vote RN ?

Le RN a des origines détestables. Méfiez-vous du chat qui dort et nous endort avec lui. Vous pouvez le regretter amèrement, et la France avec vous.

Messieurs, encore un effort…, par Elisabeth Badinter. Flammarion/Plon, 88 p., 14,90 €.

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