Manifs propalestiniennes à Columbia : on aurait tort de sous-estimer ces exaltés, par David Haziza

Manifs propalestiniennes à Columbia : on aurait tort de sous-estimer ces exaltés, par David Haziza

Khymani James est étudiant à l’université Columbia. Se définissant comme queer et noir mais apparemment peu au fait de la doctrine du Hamas en matière de mœurs sexuelles, il comparait dans un entretien diffusé sur les réseaux sociaux “l’extermination des sionistes” au massacre des Blancs lors de la révolution haïtienne. Si la vidéo en question, qu’il faut regarder pour comprendre l’étendue du désastre, était un canular, on n’y croirait pas.

Que James ait en partie renié ses propos ne change rien à l’affaire. Depuis des mois, l’Ivy League stupéfie ainsi le monde. Ce n’est plus qu’on veuille libérer la Palestine “de la rivière à la mer” – comme s’il n’était pas clair depuis toujours que ce slogan était génocidaire –, on intime aux juifs américains de retourner en Pologne et on les menace d’une pluie de roquettes. On en a même empêché d’accéder aux bibliothèques, et c’est le mot “yahoud” (“juif”, en arabe) qui a retenti avec férocité sur le campus de Columbia.

Dans ce contexte, le traitement réservé par à l’université new-yorkaise à Shai Davidai, professeur assistant à la Business School de Columbia – et né en Israël –, contraste de manière saisissante avec celui de son confrère Joseph Massad, théoricien politique propalestinien. Le premier a vu sa carte désactivée – supposément pour le protéger – après que des élèves eurent dénoncé son attitude “menaçante” : les vidéos qui en ont circulé montrent plutôt un jeune homme éprouvé, atteint dans tout ce en quoi il croyait jusqu’alors. Shai Davidai, un fier progressiste, y tente de faire entendre raison aux contestataires, ou d’avertir les parents que leurs enfants ne sont pas en sécurité dans une université où la cruauté à l’égard des civils, s’ils sont israéliens – ou juifs –, est approuvée par les organisations étudiantes. Joseph Massad, lui, a salué la boucherie du 7 octobre comme quelque chose d’”awesome”, de formidable. Il enseigne toujours. Des universités qui ont érigé en véritable “violence” le fait de ne pas désigner du pronom pluriel “they” une personne qui, née homme, se considérerait aujourd’hui comme femme, ont toléré pendant des mois de tels appels au carnage.

La récente descente de police sur le campus de Columbia semble résonner avec celle du 20 avril 1968, quand plus de 700 étudiants protestant alors, notamment, contre la construction d’un gymnase ségrégué, avaient été arrêtés et battus. La comparaison est cependant trompeuse : on ne demandait pas aux juifs, nombreux parmi ceux qui manifestaient à cette époque, de rentrer en Europe ou à tout le moins de montrer patte blanche antisioniste. Surtout, le pic de brutalité qu’ont connu les universités américaines s’inscrit dans ce que l’on pourrait qualifier de “néo-ségrégationnisme”, le soutien inconditionnel au Hamas n’en étant que l’une des formes. Des étudiants de Columbia ont par exemple récemment obtenu de se voir remettre leur diplôme lors de cérémonies séparées pour les Asiatiques, les Noirs, les Hispaniques, les Amérindiens, pour les pauvres (“first-generation and/or low-income community”), et pour les homosexuels, transsexuels… La bataille pour les droits civiques et le métissage a laissé place à une balkanisation des campus, tandis que la revendication de fluidité s’est muée en une rigidification identitaire peut-être sans précédent.

On notera que la seule communauté dont le caractère singulier ne soit pas reconnu est justement la juive : pas assez blancs du temps où le numerus clausus leur interdisait la réussite académique, ils le sont désormais trop. Les universités de l’Ivy League ont à leur égard une politique de discrimination “négative” officieuse qui n’est que le corollaire de leur politique de discrimination “positive” officielle envers d’autres groupes.

On compare ces faits avec ceux des années 1930. Cette analogie est également trompeuse, ne serait-ce que parce qu’Israël est un Etat capable de se défendre. En outre, cette fois, des juifs s’accordent avec les antisémites, au point d’avoir organisé une soirée pascale, un “séder antisioniste” [NDLR : le séder est le repas rituel au cœur des célébrations de la Pâque juive], le 22 avril, à Columbia. Ce genre d’alliance et cette certitude d’être du côté des bons font plutôt penser au totalitarisme bolchevique, quand des juifs n’hésitaient pas à renier leurs traditions et leurs coreligionnaires les plus “arriérés”, quitte à les envoyer au goulag au nom du progrès et de la justice.

Mais une autre cérémonie religieuse a fait plus de bruit : l’appel à la prière islamique a résonné devant la grande bibliothèque Butler, à deux pas de l’école de journalisme Pulitzer. La vidéo qui a circulé nous montre un groupe d’étudiants mimant une forte attention spirituelle, revêtus du keffieh et, pour beaucoup d’entre eux, de ce masque chirurgical devenu le symbole du progressisme américain. Il faut d’ailleurs s’arrêter un instant sur ce signe qu’on a aussi vu fleurir lors des manifestations propalestiniennes de Sciences Po Paris, preuve que la France suit désormais les modes plutôt que de les lancer. En réaction à Trump, il est devenu un marqueur politique – voire, dans certains cas, “LGBTQ” : le progressisme ne serait-il plus qu’un hygiénisme ? Au reste, à Columbia comme ailleurs, il y a confluence entre le masque “progressiste” et le voile islamique, les deux étant peut-être compris comme une façon d’échapper au “gaze” – au “regard”, surtout masculin. C’est aussi sur le fond de ce déni social et même esthétique qu’on doit comprendre les derniers événements. Ils n’en sont que plus préoccupants : les contestataires de l’Ivy League ne sont pas les nouveaux hippies, ce sont des moines-soldats.

La bascule d’une élite vers le populisme meurtrier

Quelles sont les causes de toute cette véhémence ? Outre l’ignorance, il faut souligner que les universités américaines ont vu se déployer en leur sein une culture néoscolastique, notamment sous l’influence abâtardie de la French Theory. Après tout, le livre raciste de Houria Bouteldja Les Blancs, les Juifs et nous a été publié par les presses du MIT et préfacé par Cornel West, lequel enseigne à l’Union Theological Seminary, séminaire protestant libéral lié à Columbia. Quelques distinctions devraient cependant être faites : si c’est bien à Columbia que le critique palestino-américain Edward Saïd enseigna et élabora sa critique de l’”orientalisme”, il ne faut pas oublier que ce “Renaissance man”, ami de l’Israélien Daniel Barenboim, fut aussi, à une époque où le corps enseignant comptait encore beaucoup de juifs issus de la vieille Europe, un garde-fou contre le genre de fanatisme auquel nous assistons aujourd’hui. Contrairement à un Massad, il ne déshumanisa jamais les “sionistes”, aux revendications desquels il pouvait même reconnaître une vague légitimité. En vérité, ni Saïd ni Jacques Derrida – qui était juif et n’était pas antisioniste – n’avaient prévu ces dérives, mais une lecture sectaire et dogmatique de leurs travaux les explique en partie.

Comme à la fin du Moyen Age, cette scolastique donne lieu à une chasse aux sorcières. On ne débat plus du sexe des anges, mais, avec Judith Butler, de savoir si une fillette de 3 ans qui voudrait uriner debout est bien “female” ; ou si les Palestiniens d’aujourd’hui ne sont pas, finalement, les “vrais juifs”. C’est en tout cas l’opinion de Massad, qui, en bon scolastique, vend à ses étudiants une nouvelle théologie de la substitution [NDLR : doctrine chrétienne selon laquelle le christianisme se serait substitué au judaïsme dans le dessein de Dieu], tout en prétendant que l’homosexualité est une invention impérialiste et occidentale, ce qui n’a pas l’air de les gêner. On voit que le “trouble dans le genre” justifie surtout, comme l’a fait Butler, lorsque des femmes de chair et de sang – des juives – sont violées et torturées, de fermer les yeux, voire de justifier leur supplice. “Me too… unless you’re a Jew.”

On aurait tort de croire que ces théories caricaturales ne concernent qu’un petit cercle d’exaltés : les universités de l’Ivy League ne sont pas nos départements de lettres ou de philosophie et, demain, ces exaltés seront avocats, journalistes, réalisateurs, ou même banquiers et sénateurs.

Mais on aurait tort aussi de réduire ces faits à leur dimension idéologique. L’esseulement par la destruction systématique des lieux traditionnels de sociabilité et d’échange explique une bonne part de la radicalité contemporaine : une même ligne court de Khymani James aux tueurs “incel” [contraction d'”involuntary celibate”, célibataires involontaires, communauté d’hommes connue pour sa haine des femmes et sa violence à leur encontre] des campus. Le règne des écrans, qui renforce cet esseulement, est une donnée qu’il ne faut pas sous-estimer, et il s’est intensifié durant la pandémie, quand les écoles étaient remplacées par TikTok au moins autant que Zoom. Il est d’ailleurs remarquable que, si le président Biden semble vouloir interdire le réseau social chinois, Trump, lui, a signifié qu’il n’en ferait rien s’il était réélu. On se souvient qu’il y a quelques mois, à la suite du 7 octobre, une vaste campagne de réhabilitation de Ben Laden avait éclos sur le réseau social chinois, des jeunes minaudant qu’au vu de ses enseignements anti-impérialistes il ne pouvait être le méchant qu’on leur avait décrit.

Un autre rapprochement doit être fait. Le 6 janvier 2021, Trump contestait l’élection de son rival, encourageant une horde putschiste à envahir le Capitole. Les Américains ne sont un peuple que par leur Constitution, et ils voyaient celle-ci piétinée. L’appel à la prière ayant retenti à Columbia ne fait-il pas écho à cet autre épisode de fanatisme ? Si tel était le cas, on aurait donc assisté, en deux ans, à l’effondrement des institutions les plus vénérables du pays : d’une part, le symbole de sa représentation politique, du fait d’un président populiste mais soutenu par de prétendus “conservateurs” ; d’autre part, la pérennité de ses savoirs, du fait cette fois de son élite intellectuelle, passée du progressisme à une autre forme de populisme meurtrier.

* David Haziza est normalien et docteur en littérature française et comparée (Columbia). Chercheur et essayiste, il travaille à la croisée des études religieuses et de la littérature. Il enseigne cette année l’histoire de l’Europe à l’université Yeshiva de New York.

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