Mort de Bernard Pivot : l’art de tirer sa révérence

Mort de Bernard Pivot : l’art de tirer sa révérence

Il adorait le chiffre cinq, oui pour être né un 5/05/1935. Je ne pense pas qu’il ne l’ait jamais joué à la roulette, mais voilà, sans être superstitieux pour un sou, il aimait ce chiffre et il a attendu le lendemain de son 89e anniversaire pour accepter que cette vie qu’il avait tant aimée n’avait plus lieu d’être. Diminué, sans équilibre, dépendant, touché par deux des “quatre cavaliers de l’apocalypse – cancer, infarctus, AVC, Alzheimer – et la peur du naufrage du corps” comme il l’écrivait dans son dernier livre, …mais la vie continue (Albin Michel, 2021). “Comment souhaitez-vous mourir ?” lui demandait alors François Busnel sur son plateau de La Grande Librairie dont l’ex-animateur d’Apostrophes était l’invité exceptionnel. “En lisant Paul-Louis Courier, La Fontaine ou Giono, tout en écoutant Mozart”, répondit l’interviewé. Non sans ajouter “le plus tard possible, bien sûr”… Le plus tard possible est arrivé. A-t-il écouté Mozart à l’hôpital américain de Paris où il séjournait trop souvent au lieu d’écrire ou (et) de paraître sur les tréteaux de France ? Certainement. Gageons aussi que le diplômé du Centre de formation des journalistes, promotion 1957, éternel passionné de l’actualité., a dû continuer à dévorer la presse, L’Equipe en tête.

Le voilà parti, donc, sans décoration (il les a toutes refusées), mais avec, on l’entend déjà, un concert de louanges. Ne nous leurrons pas. Fut une époque où, même si les éditeurs et les auteurs accouraient sur son plateau, certains médias et intellectuels évoquaient les émissions de ce fils de commerçants lyonnais avec une certaine condescendance. Trop populaire, Bernard Pivot, trop populo, pas assez sélectif. Et puis il aimait le vin et le foot. Pas très chic… Ce fils du Beaujolais rappelait avec humour dans son Dictionnaire amoureux du vin les charges portées contre lui lors des années d’Apostrophes : “Pouvait-on s’en remettre à un consommateur de beaujolpif pour s’entretenir avec Marcel Jouhandeau, Marguerite Yourcenar, Claude Lévi-Strauss, Georges Dumézil, Julien Green… ?” Mais ayons la mémoire courte, comme il l’avait lui-même, soyons sélectifs, écoutons l’émoi national.

En fait, Bernard Pivot a toujours tiré sa révérence à temps. Parti d’Apostrophes, en 1990, après quinze ans et demi d’émission reine, pour, à 55 ans, “se lancer dans de nouvelles aventures, éviter la routine et la lassitude”. Parti de la direction du mensuel Lire (fondé en 1975 avec Jean-Louis Servan-Schreiber) en 1996, passant alors le relais à Pierre Assouline, pour ne pas bâcler le travail (comme il cessera ses contributions littéraires au JDD en février 2022). Parti de Bouillon de culture en 2002, à 67 ans, avant que France 2 ne le chasse après onze saisons à succès (une belle longévité, somme toute, due à sa chevelure intacte, avait-il coutume de dire, mi-plaisantin mi-sérieux). Parti de l’académie Goncourt en décembre 2019 dont il détenait la présidence depuis 2014 “pour retrouver un libre et plein usage de son temps” disait-il, mais aussi avant d’affronter une année 2020 source de maux sévères sur lesquels – par pudeur ou exorcisme – il ne se sera jamais appesanti.

De même, avait-il arrêté de jouer l’acteur (lecture-spectacle de Souvenirs d’un gratteur de tête et d’Au secours ! Les mots m’ont mangé), ce nouveau costume revêtu tardivement, à sa grande joie, comme il nous le confiait lors de la parution de La mémoire n’en fait qu’à sa tête, en 2017 : “Vous vivez une relation presque charnelle avec les spectateurs, qui applaudissent et, surtout, rient. Faire rire est un bonheur que j’ai découvert sur le tard. Lorsque j’ai quitté la télévision, j’ai opéré une reconversion totale et j’y ai trouvé du plaisir. Cela prouve qu’il y a une vie après la télévision.” En revanche, il a continué de tweeter jusqu’en novembre dernier, emmagasinant, au fil de ses bons mots, quelque 1 million d’abonnés (“C’est un exercice de style très agréable. Pour entretenir mon esprit, au lieu de faire des mots croisés, je tweete”). Sous son nom, sur le réseau social, rejoint dès novembre 2011, à 76 ans, il s’était résumé ainsi : “Apostrophes, Bouillon de Culture, Double je, Ecriture, Football, Gourmandise, Homme, Interview, Journalisme, Kiosque, Lire, Mots………….Zut.” “J’ai le goût des mots, des expressions et des accents circonflexes, nous confiait-il à ce propos ; je suis pour en rajouter, d’ailleurs. A l’instar des accessoires de la mode, ils font l’esthétique de la langue française.” Bref, Bernard Pivot aura eu mille vies, comme les chats, qu’il affectionnait.

“Bernard Pivot, de l’Académie Goncourt et de la Cave coopérative de Quincié” : le papier à en-tête du journaliste et écrivain résume bien l’homme qui sut, malgré la folie télévisuelle et les flonflons parisiens, garder ses racines beaujolaises et son humour – l’une des raisons de son extraordinaire popularité, certainement. Les autres qualités, qui auront participé à son capital de sympathie auprès des Français depuis des lustres ? Il était un travailleur acharné, d’une curiosité inaltérable, doté d’une malice certaine avec un zeste d’irrévérence envers les puissants, d’une fausse naïveté et bonhomie mais d’une vraie intelligence, d’une honnêteté absolue, peu sujet aux copinages, pas sensible pour un sou aux fausses gloires… Des qualités qui, toutes réunies, font finalement un cocktail assez rare, auquel le grand public a été sensible. Bon, on l’aura compris, votre dévouée n’est pas totalement objective car disons-le, Bernard Pivot aura été son maître, son mentor. C’est lui, avec Pierre Boncenne, son directeur adjoint de la rédaction de Lire, qui m’aura mis le pied à l’étrier, accordé sa confiance en m’intégrant aux équipes de Lire et d’Apostrophes en 1987 puis de Bouillon de culture, répondu volontiers à mes interviews lorsqu’il a multiplié ses propres best-sellers (Le Métier de lire, réponses à Pierre Nora, 100 mots à sauver, 100 expressions à sauver, Dictionnaire amoureux du vin, Les Mots de ma vie, Oui, mais quelle est la question ?, Au secours ! Les mots m’ont mangé, La mémoire n’en fait qu’à sa tête, Lire !, avec Cécile Pivot).

Le maître a-t-il des défauts ? Oui, l’impatience, et une mémoire défaillante (combien de fois devant un “inconnu connu”, sa chère assistante, Anne-Marie Bourgnon, ne lui a-t-elle pas servi de “souffleuse”). Pourtant, bizarrement, dans La mémoire n’en fait qu’à sa tête, le pétulant octogénaire égrenait aisément les souvenirs. Explication du maestro : “C’est assez bizarre, en effet. Je m’interroge beaucoup sur le fonctionnement de la mémoire. La mienne n’est pas très bonne, puisque je n’ai jamais pu réciter, comme Robert Sabatier, des centaines de vers, ou égrener, comme Jorge Semprun, les noms des membres du Politburo de 1936. Mais, en même temps, j’ai gardé le souvenir de choses très précises : mon départ du Figaro, ma première émission, ou le déroulé du match de la finale de la Coupe d’Europe Saint-Etienne-Bayern, à Glasgow, sans pour autant me rappeler quoi que ce soit de la ville. C’est cette incapacité de mémoriser les lieux qui m’a dissuadé d’écrire des romans, si ce n’est L’Amour en vogue, ma sympathique erreur de jeunesse.” Et d’évoquer Karen Blixen, l’auteure de La Ferme africaine, au corps rongé par la syphilis, sorte de “Voltaire, tout en os, en arêtes, à la fin de sa vie” interviewée chez Drouant, le “distant et froid” François Mauriac, le “fin lettré” Jean-François Revel, Maurice Druon, “donneur de leçons plein d’enflures et d’arrogance”.

A ce stade, mes souvenirs affluent. Dans le désordre. Le sang-froid de Bernard et de ses invités (Michel Tournier, un photographe aveugle…) lorsque surgit sur le plateau de Bouillon de culture “l’homme au couteau”, menaçant de se trucider en direct, lors de l’émission du 15 mars 1992 intitulée “Clins d’œil” (sic) ; la dernière prestation de François Mitterrand, enregistrée sans public et dans un studio extérieur quelques jours avant sa diffusion le 14 avril 1995 ; la première rencontre des enfants de Pierre-Gilles de Gennes (de deux lits comme on disait) venus écouter leur prix Nobel de physique de père ; l’impressionnant Alain Delon, tournant en rond, une demi-heure durant avant l’émission, tel un fauve en cage ; Michel Serres arrivé à vélo de Vincennes un jour de grève ; les pitreries de Luchini ; l’envol des premiers romans de Marc Dugain (La Chambre des officiers) et de Daï Sije (Balzac et la petite tailleuse chinoise) ; la visite des studios de Babelsberg en compagnie de Volker Schlöndorff pour préparer une émission berlinoise…

Et toujours, après le direct, un petit coup de fil à Monique, alors sa femme, pour connaître son verdict, et avant le direct, la même simplicité de l’animateur : que son interlocuteur soit un grand écrivain (Soljenitsyne), une haute autorité religieuse (le dalaï-lama), une personnalité politique (Raymond Barre) ou un illustre inconnu, il les traitait également, leur disait les mêmes mots, d’apaisement et de confiance. Et encore, Pivot en maître d’école, à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU, à New York en 1992, lors de la super finale de la dictée des fameux Dicos d’or (championnat du monde d’orthographe). Et aussi, en tant qu’académicien Goncourt cette fois, les virées à Beyrouth, à Tunis ou encore au Grand Hôtel de Cabourg en 2019 pour fêter les cent ans du prix Goncourt de Marcel Proust pour A l’ombre des jeunes filles en fleurs.

Bien sûr, il faudrait aussi rappeler tous les plateaux mémorables d’Apostrophes : Raymond Devos, Pierre Bourdieu, Marcel Jouhandeau, Claude Lévi-Strauss, les nouveaux philosophes, Claude Hagège, William Boyd, Vladimir Nabokov et sa fameuse “théière”, la beuverie de l’Américain Charles Bukowski, l’interview clandestine de Lech Walesa, les tête-à-tête avec Françoise Dolto, Georges Dumézil, Julien Green, Georges Simenon, Marguerite Duras, Jules Roy, Marguerite Yourcenar, l’affaire Romain Gary/Paul Pavlowitch, les multiples invitations de Michel Tournier, Jean d’Ormesson, Max Gallo et Philippe Labro… Et Soljenitsyne, évidemment, rencontré quatre fois (“quatre moments extraordinaires”), le premier entretien datant de fin 1973, lors la sortie de L’Archipel du Goulag, dans l’une des émissions d’Ouvrez les guillemets, Soljenitsyne, le géant russe à propos duquel Bernard disait : “L’auteur d’Une journée d’Ivan Denissovitch et du Pavillon des cancéreux était vraiment impressionnant. Par sa stature, sa barbe, son physique. Tout ce qu’il représentait, la guerre, le goulag, le cancer, bref, tout ce que à quoi il avait échappé, et son courage incroyable faisaient que vous vous sentiez bête et tout petit en face de lui. C’est comme si vous aviez reçu de Gaulle !”. Puis vint la 724e et dernière émission du 22 juin 1990… Mais tout cela, toutes ces rencontres légendaires, télévisions, thuriféraires et observateurs vont abondamment l’évoquer…

Alors, place à un dernier souvenir personnel, anecdotique, mais précieux (à mes yeux). Dotée de deux billets pour un match PSG-Saint-Etienne se déroulant au parc des Princes le 3 novembre 2012, j’avais proposé à Bernard, tremblante et un rien audacieuse, de m’accompagner. Il avait accepté, en grand fan des Verts. A notre grande surprise, Saint-Etienne gagna 2 à 1. Un exploit ! Et Bernard, aux anges, de me remercier. Plus chaleureusement qu’il ne l’avait jamais fait.

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