Polar : “La Maison noire” ou le Japon comme vous ne l’avez jamais vu

Polar : “La Maison noire” ou le Japon comme vous ne l’avez jamais vu

De temps en temps, débarque, dans un monde du polar très ritualisé, un ovni, un texte qui ne ressemble à aucun autre parce qu’il ne s’encombre pas d’un genre mais les mélange pour former un tout à la saveur de lecture inimitable. La Maison noire de Yûsuke Kishi, publié en ce début d’année chez Belfond, en fait incontestablement partie. Parce que l’auteur est, en terres japonaises, un maître incontesté de l’horreur, plusieurs fois récompensé, il n’hésite pas à s’aventurer dans les marges du “trop-plein” (de sang, de folie) inhabituelles même dans le thriller. Parce qu’il est économiste de formation, qu’il a commencé sa carrière dans les assurances, il porte sur la société japonaise et ses dérives un regard mordant, proche du roman noir social.

La vie de Shinji Wakatsuki, le personnage principal de La Maison noire, est pourtant bien banale. Chaque jour, dans le bureau de la compagnie d’assurances qui l’emploie, il traque, dans les avis de décès et les demandes d’indemnisation effectuées par les proches des défunts, le détail qui ne colle pas, la tentative d’arnaque. Une routine qu’il suit avec une conscience professionnelle sans faille, même s’il trouve qu’”apprendre la mort de personnes dont il ne savait même pas qu’elles avaient existé, il y avait plus plaisant comme manière de commencer la journée”. Un jour, il est invité par un homme à constater un décès. En apparence, il s’agit d’un suicide, celui d’un enfant de 12 ans, retrouvé pendu. Mais l’ambiance de la “maison noire” le conduit à enquêter plus avant. Jusqu’à se perdre.

Du gore, du burlesque… et de l’horreur

Dès lors, le roman devient un objet à part, où l’atmosphère, admirablement rendue par la traduction de Diane Durocher, joue un rôle central. Les odeurs, les bruits, les coups de téléphone anonymes qui saturent le répondeur deviennent sources d’angoisse dans un univers apparemment ordinaire. Les insectes, qui hantent les rêves du héros, indiquent, par leurs comportements, ce qui peut se produire dans une étrange similitude avec les êtres humains et ajoutent à la singularité du texte. L’auteur y glisse une pincée de gore, avec des bras et des jambes coupés comme si de rien n’était, et de burlesque pour laisser le lecteur respirer. L’énumération des causes d’accident où, sous le numéro 816, figure la “perte de contrôle du véhicule occasionnant un accident de la route sans collision” ou le 996, “handicap causé par une arme nucléaire dans le cadre d’une guerre”, est savoureuse.

Dans son précédent roman – et le premier traduit en français – publié il y a deux ans, La Leçon du mal, Yûsuke Kishi usait déjà de ce cocktail étonnant. Il y raconte l’histoire d’une classe de 1re et de leur séduisant professeur principal. M. Hasumi, jeune enseignant d’anglais, emploie l’essentiel de ses journées à dénouer avec gentillesse et ingéniosité les problèmes que ses élèves rencontrent ou créent. Mais derrière cette façade, l’homme est un Dexter façon nippone sans états d’âme, ni sentiment. Il chantonne “La Complainte de Mackie” de L’Opéra de quat’sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill tout en manipulant les uns et les autres jusqu’au final explosif lors de la fête annuelle du lycée. Une scène qui se déploie le temps d’une nuit mais sur près de la moitié du livre jusqu’à son paroxysme. L’écriture en est si visuelle qu’elle laisse le lecteur à bout de souffle et estomaqué par la violence à l’œuvre. On retrouve la même puissance d’évocation dans La Maison noire, publié en 1997 au Japon, et déjà adaptée à deux reprises au cinéma.

Les deux ouvrages ont un autre point commun : celui de dénoncer les travers de la société japonaise sous les apparences d’une simple distraction. La Leçon du mal, particulièrement destiné à un public de jeunes adultes familiers des mangas, critique le système scolaire qui peut conduire à broyer des adolescents, mais aussi les nuisances des “monstres parents” qui viennent sans cesse se plaindre du lycée et des professeurs. La Maison noire s’attaque à la misère dans laquelle vivent une partie des Japonais et que personne ne veut voir, la bureaucratie, l’isolement social qui se met en place dès lors que l’on dérange, le poids des yakuzas, dans les prêts et leurs remboursements. Les deux romans sont éprouvants et addictifs avec, pour La Maison noire, une saveur plus vénéneuse et plus triste. Loin, très loin de la douceur des cerisiers en fleurs, trop souvent associée à Kyoto et au Japon dans nos esprits occidentaux.

La Maison noire

Par Yûsuke Kishi, trad. du japonais par Diane Durocher. Belfond, 304 p., 22 €.

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