Poutine vu par Wladimir Klitschko : “J’étais loin d’imaginer un cerveau aussi dérangé”

Poutine vu par Wladimir Klitschko : “J’étais loin d’imaginer un cerveau aussi dérangé”

La première chose qui frappe chez Wladimir Klitschko, c’est sa stature physique imposante (1,98 mètre) et son regard franc – et doux – qui se plante dans les yeux de son interlocuteur comme un direct du droit. On l’image sans difficulté, façon Rocky III, du temps où le double champion du monde poids lourds (de 2000 à 2015, avec une interruption de trois ans) montait sur le ring pour envoyer son adversaire dans les cordes. Retraité de la boxe depuis 2017, il a, au cours de sa carrière, disputé 69 matchs, remporté 64 victoires dont 54 par K.-O. et essuyé seulement 5 défaites. En 2011, il a rencontré un autre amateur de sport : Vladimir Poutine.

Après le président Volodymyr Zelensky, Wladimir Klitschko est sans doute la personnalité ukrainienne la plus célèbre au monde avec son frère Vitali, le maire de Kiev, également champion de boxe (mais avec un palmarès moindre). En 2022, il s’est engagé dans la défense territoriale pour résister, armes à la main, à l’invasion russe. Et il figurait en bonne place sur la liste des cibles à abattre par l’armée de Poutine. Devenu homme d’affaires et consultant, il plaide aujourd’hui la cause de son pays auprès des dirigeants internationaux. L’Express l’a rencontré à Paris début avril.

L’Express : Comment la guerre a-t-elle modifié votre vie ?

Wladimir Klitschko : Au-delà de ma personne, elle a surtout changé la vie de millions d’Ukrainiens. Il y a un “avant”, un “pendant” et il y a un “après” la guerre. Lorsque je regarde des images – photos ou vidéos – de mes compatriotes, je vois à quel point ont changé les expressions des visages, les regards, le langage corporel. Même le phrasé et le débit de parole sont différents. D’un seul coup d’œil, je peux dater une photo et déterminer si elle a été prise avant ou après le 24 février 2022 [NDLR : date du déclenchement de la guerre par la Russie]. Mais un phénomène prédomine : c’est l’unité, la solidarité qui relie les Ukrainiens entre eux contre le Mal absolu de cette guerre lancée par Vladimir Poutine.

Entre les jours et les nuits, quel est le plus difficile ?

Sans l’ombre d’un doute : les nuits. Cela fait deux ans que les Ukrainiens ne peuvent pas dormir tranquillement. Chaque nuit, l’Ukraine est attaquée par des roquettes et des drones kamikazes tirés depuis la Russie. Et chaque nuit, quelque part, des vies de civils sont prises par les Russes. C’est un crime sans fin.

Comment réagissent les enfants ?

Des centaines de milliers d’entre eux ont été kidnappés par les Russes. Avec un cynisme infini, la propagande du Kremlin affirme que 800 000 enfants ont ainsi été “mis en sécurité” et “sauvés”. Dans de nombreux cas, les parents ukrainiens vivant dans des zones de combat envoient leurs enfants dans des camps de vacances afin de préserver leur vie, sans savoir qu’ils sont trompés par les faux animateurs de “colonies de vacances”. Une fois que les enfants se retrouvent côté russe, ils sont placés dans des camps de transit où ils passent un certain temps avant d’être envoyés dans la Russie profonde. Leur identité est alors effacée. Ils sont donnés à l’adoption. A ce moment-là, on leur explique que c’est pour leur bien dans la mesure où leurs géniteurs étaient soi-disant des “fascistes” et des “nazis” doublés de parents indignes qui les ont abandonnés.

Dans de rares cas, des mères ou des grands-mères ukrainiennes réussissent à se rendre dans ces camps en zone occupée, via la Biélorussie, avec l’aide d’ONG telles que #WeAreAllUkrainians. Ce long périple et les documents administratifs à réunir coûtent cher. Mais ces femmes sont portées par l’espoir de récupérer ces enfants même si, au bout du voyage, le succès n’est pas garanti. Jusqu’à présent, seulement 241 enfants ont retrouvé leur famille ukrainienne. Des centaines de milliers d’autres sont en train d’être “russifiés” de l’autre côté de la ligne de front. Certains d’entre eux, kidnappés après l’annexion de la Crimée en 2014, sont maintenant âgés de 18 ou 19 ans. Ils reçoivent un entraînement militaire puis sont envoyés à la guerre. On atteint là un sommet d’abjection : des enfants ukrainiens sont utilisés comme chair à canon pour participer au génocide contre leurs propres parents.

Poutine sait décrypter la psychologie de ses interlocuteurs

Votre pire et votre meilleur souvenir personnel depuis deux ans ?

Au début de la guerre, en février 2022, je n’ai pas dormi pendant deux jours et demi. Je n’avais jamais vécu une telle expérience de stress. Dans ma mémoire, les souvenirs se bousculent : il y a des explosions, des cadavres et des images horribles que je n’oublierai jamais. Juste après que les forces russes ont été repoussées de Boutcha, en mars de la même année, je me suis rendu sur place, en périphérie de Kiev. J’ai vu des civils déchiquetés, des grands-pères, des adolescents et des femmes écrasés par des chars ou abattus d’une balle dans la tête, les mains liées dans le dos. S’il faut retenir quelque chose d’encourageant, c’est l’état d’esprit des Ukrainiens. Leur sentiment d’optimisme n’a jamais disparu. J’ignore pourquoi, mais nous pensons tous que les choses finiront bien, que demain sera meilleur qu’aujourd’hui.

Vous appartenez à la réserve de l’armée ukrainienne. Concrètement, cela signifie quoi ?

Je me suis engagé dans la défense territoriale de la capitale, Kiev, deux semaines avant le début de la guerre. Lorsque les Russes ont attaqué, j’étais sur la ligne de front, les armes à la main. La défense territoriale est intégrée à l’armée ukrainienne avec qui est se coordonne. Une partie de ses membres sont au front ; d’autres, à l’arrière. Chacun remplit des tâches différentes. Pour ma part, je mets aussi ma notoriété au service de mon pays. Je me rends régulièrement à l’étranger pour rencontrer des dirigeants internationaux, tel le chancelier Olaf Scholz que je connais depuis l’époque où je vivais à Hambourg – il était alors le maire. Auprès d’eux, je plaide la cause de l’Ukraine afin d’obtenir davantage de soutien pour la résistance armée face à l’envahisseur.

L’Allemagne – que vous connaissez bien et dont vous parlez la langue – fait-elle assez pour l’Ukraine ?

Au cours des dix dernières années, l’Allemagne a été – avec, bien sûr, les Etats-Unis – le plus grand soutien de l’Ukraine et j’en suis très reconnaissant. Mais cette aide financière s’accompagne d’une grande frustration en raison de la réticence des Allemands à livrer des armes. Lors de mes rencontres avec Olaf Scholz et ses ministres de la Défense (Christine Lambrecht, puis Boris Pistorius), j’ai demandé des armes, des chars Leopard, des mortiers, des systèmes de défense antiaérienne, des missiles Taurus. A chaque fois, le processus traîne en longueur. Entre-temps, nous perdons des hommes, des femmes, des combattants. Nous perdons aussi la centrale nucléaire de Zaporijjia – la plus importante centrale ukrainienne et la plus grande d’Europe – qui est en train d’être détruite.

J’ai perdu 90 % de mes amis russes

Pendant que l’Occident tergiverse, nous perdons du terrain. Pour nous, Ukrainiens, il est incompréhensible que les Allemands, les Français et les autres Occidentaux ne saisissent pas l’urgence de la situation. Leurs décisions sont trop lentes et tardives. C’est frustrant. Au bout du compte, oui, nous obtenons de l’aide militaire. Mais ce n’est jamais assez et toujours trop tard. Vingt ou quarante chars Leopard dans une guerre où la ligne de front s’étend sur près de 2000 kilomètres, c’est insuffisant. Qui peut penser qu’une aussi faible quantité de tanks fera la différence ?

L’Ukrainien Vladimir Klitschko (g) lors de son combat victorieux face au Bulgare Kubrat Pulev, à Hambourg le 15 novembre 2014

Quelles différences entre un combat de boxe et un combat guerrier ?

La concentration, l’agilité, la coordination et l’endurance sont quatre qualités indispensables pour survivre sur un ring. La maîtrise de ces notions est grandement utile dans le contexte d’une guerre. Mais il y a des différences. Après une défaite dans un match de boxe, il est possible de remonter sur le ring. Dans une guerre, en revanche, perdre signifie perdre la vie. Il n’y a pas de deuxième chance. Autre différence : le “noble art” se pratique à coups de poing ; la guerre, elle, se mène avec des armes. Sans armes, nous perdrons… Si nous ne recevons pas de soutien rapidement, en particulier de la part des États-Unis, qui a été le principal fournisseur d’armes jusqu’ici, nous mourrons. A ce stade, l’issue de la guerre dépend de l’attitude et des choix de l’Occident.

Sommes-nous au début du match, au milieu ou à la fin ?

Chaque guerre – et chaque match de boxe – connaît un début, un point de rupture et une fin. Selon moi, l’année 2024 sera le point de rupture en raison de l’épuisement des forces, la pénurie d’armes et, peut-être, l’élection présidentielle américaine. Si des armes ne sont pas acheminées cette année, nous ne résisterons pas éternellement. En termes chronologiques, le point de rupture est plus proche du début que de la fin d’un combat. Mais après la rupture, les événements s’accélèrent. Ce qui signifie que nous sommes plus près du douzième round, c’est-à-dire de la fin, que du premier [NDLR : les combats de boxe se disputent en 12 rounds].

L’un des deux belligérants peut-il gagner par KO ?

On ne peut décrire la guerre en ces termes. Un KO arrête le match d’un coup. Or nous sommes dans un combat de longue haleine. L’endurance de l’Ukraine peut lui permettre de l’emporter sur la deuxième armée du monde. Les Russes ont perdu presque tous leurs chars et près d’un demi-million de soldats. Ils sont certainement épuisés, tout comme nous. Certes le nombre de soldats russes est nettement supérieur à celui de l’Ukraine. C’est pourquoi nous devons être plus malins que notre adversaire.

Comparé à l’année dernière, le “fighting spirit” des Ukrainiens est-il amoindri ?

Il est évident que nous sommes épuisés. Notre combativité ne faiblit pas, mais l’épuisement est bien là. Nous essayons de faire de notre mieux. Mais l’attente d’un soutien qui ne vient pas accentue notre épuisement psychologique. Si certains, au sein du monde libre, pensent que nous quémandons de l’aide, ils se trompent de réalité. Ils doivent comprendre que nous sommes dans le même bateau. Il ne s’agit pas seulement des Ukrainiens et de notre volonté d’être associés à l’Union européenne et aux normes démocratiques.

Si le monde libre échoue à défendre ses valeurs en Ukraine, alors Poutine continuera son entreprise en direction des gens qui aujourd’hui n’ont pas encore compris que cette guerre les concerne. Une chose est claire désormais : en cas de victoire, Poutine ne s’arrêtera pas en si bon chemin. Les pays baltes sont déjà dans son viseur. Son objectif est de reconstituer l’Union soviétique. Donc, les pays baltes ne seront pas le seul objectif. Plusieurs anciennes républiques de l’ex-URSS seront concernées.

Quel souvenir gardez-vous de votre rencontre avec Poutine ?

C’était à Sotchi en 2011 lors d’un combat de MMA entre l’équipe brésilienne et l’équipe russe. J’étais assis à côté de lui dans la tribune d’honneur. Il était Premier ministre et Dmitri Medvedev, président de la Fédération de Russie. Poutine m’a impressionné. Il était très respectueux, très humble. Il m’a fait l’impression de quelqu’un qui sait décrypter la psychologie de ses interlocuteurs. J’étais loin d’imaginer ce qu’il y avait dans le cerveau de cet homme dérangé. Ce qu’il inflige aux Ukrainiens, mais aussi à son propre pays, dépasse la raison. Seul un esprit malade peut déclencher une guerre aussi insensée.

Au moment de l’invasion, vous figuriez – et vous figurez encore – sur la liste des cibles à abattre par les Russes, au même titre que le président Zelensky, votre frère Vitali [le maire de Kiev] et d’autres. Votre sentiment ?

Cela me donne le sentiment d’être du bon côté de l’histoire.

Avez-vous peur ?

En tant que boxeur, je n’ai jamais été habité par la peur de l’adversaire. Mais j’étais souvent inquiet à l’idée de ne pas m’être suffisamment préparé pour le combat. Je n’avais pas peur physiquement mais je craignais de perdre le prochain match. Il faut être fou et inconscient si l’on n’envisage pas la défaite. Cela signifierait qu’on se moque de la survie et de la vie. C’est une certaine forme de peur ou d’inquiétude qui permet de survivre. Avant les combats, c’est cela qui m’a permis de mieux me préparer. Cela a amélioré mon instinct de survie et m’a rendu plus intelligent.

Quel enseignement tirez-vous de la guerre ?

La leçon, c’est que tous mes titres de champions, tout l’argent que j’ai gagné et toutes les préoccupations d’ordre matérielles sont peu de chose comparées à la morale d’un homme. J’ai compris que la moralité est au cœur de l’humanité. Certaines personnes n’ont pas de morale et se moquent de l’éthique. C’est une forme de pathologie. Poutine en est probablement atteint.

Si vous le pouviez, que diriez-vous à vos amis russes ?

J’avais beaucoup d’amis russes, mais j’ai perdu 90 % d’entre eux. Certains ont peur de s’exprimer sur la guerre ; d’autres ont subi un lavage de cerveau. Je ne veux pas de contact avec eux parce qu’ils ont complètement perdu la tête. Ils devraient comprendre que derrière chaque meurtre, chaque viol, chaque crime se trouve le nom et le prénom de son auteur ; le nom et le prénom du commanditaire ; le nom et le prénom des complices ; et le nom et le prénom de ceux qui ont détourné le regard. L’histoire nous apprend que la justice finit toujours par passer. Je suis convaincu qu’après la guerre, elle passera aussi. Mon message est donc : ne détournez pas le regard. En le faisant, vous soutenez cette folie, vous êtes du côté du Mal. En la matière, il n’y a pas de neutralité possible. Soit vous exprimez activement votre opposition à cette guerre d’agression ; soit vous vous taisez et cela signifie que vous êtes pour.

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