Radicalisation des femmes : enquête sur un phénomène loin d’avoir disparu

Radicalisation des femmes : enquête sur un phénomène loin d’avoir disparu

Quatorze cellules individuelles, pour quatorze femmes déjà condamnées ou en attente de jugement pour des faits de terrorisme. En janvier, un nouveau quartier de prise en charge de la radicalisation, réservé aux femmes, a été inauguré au centre pénitentiaire de Roanne (Loire). Aménagé au rez-de-chaussée et totalement isolé du reste de l’établissement, ce quartier spécialisé est dédié à l’accueil, pour une période de six mois renouvelables, de femmes radicalisées ayant vécu sous la bannière de Daech en Irak ou en Syrie, ayant tenté de rejoindre l’Etat Islamique sans y parvenir, ou encore jugées pour des tentatives d’attentat. Ce quartier spécialisé est le deuxième du genre en France, après celui de la prison de Rennes (Ille-et-Vilaine), inauguré en 2021 et pouvant accueillir une trentaine de détenues. La prise en charge spécifique de ces femmes, qui purgeaient pour la plupart leurs peines dans des centres de détention classique, est primordiale : selon les derniers chiffres communiqués à L’Express par l’administration pénitentiaire, 94 femmes étaient incarcérées début janvier pour terrorisme – un record. Parmi elles, 79 étaient “présentes dans des camps en Syrie”, précise le ministère de la Justice.

Dans une étude internationale sur la prise en charge juridique des femmes djihadistes, publiée le 31 janvier par le Centre international pour le contre-terrorisme, le chercheur à l’Ifri Marc Hecker explique notamment ce pic d’emprisonnements “féminins” par la décision du gouvernement français de modifier sa politique de rapatriement à partir de 2022. Après plus de dix-huit mois sans aucun rapatriement, une soixantaine de femmes sont revenues de la zone irako-syrienne depuis juillet 2022. La quasi-totalité d’entre elles ont directement été placées en détention provisoire, et condamnées à de lourdes peines. “La peine moyenne pour les revenantes étudiées dans mon échantillon se situe autour de six ans, ce qui est plus élevé que dans les autres pays étudiés que sont la Belgique, l’Allemagne ou les Pays-Bas”, précise Marc Hecker à L’Express.

Mais si ces femmes font aujourd’hui l’objet d’une vigilance accrue et d’un suivi spécifique en détention, le spécialiste rappelle dans son rapport que leur engagement au sein de l’Etat Islamique a, pendant longtemps, été sous-estimé par certains membres de l’institution judiciaire et une partie de l’opinion publique. Lors des premières vagues de rapatriements, les magistrats antiterroristes auraient ainsi interprété de deux manières différentes le rôle de ces femmes. “Certains d’entre eux avaient une vision restrictive de l’incrimination d’association de malfaiteurs terroristes [AMT], considérant que seuls les combattants devaient être condamnés”, écrit Marc Hecker, citant les propos de l’ancien juge antiterroriste David Bénichou. Dans cette perspective, les épouses de djihadistes sont alors considérées “comme une sorte d’attribut de leur mari” et “ne peuvent être tenues pour responsables de l’intention terroriste de leurs tuteurs masculins”. D’autres magistrats, au contraire, considéraient déjà les femmes comme faisant partie de la logistique de l’organisation terroriste. “C’est compliqué de savoir s’il y a eu un réel biais de genre, mais il ne faut pas exclure cette possibilité”, estime Marc Hecker, rappelant que les premières femmes impliquées dans les filières djihadistes tenaient à l’époque “des discours stéréotypés, qui consistaient à dire qu’elles pensaient faire de l’humanitaire, participer à un projet religieux, suivre leur mari”.

“Un terroriste comme un autre”

Géraldine Casutt, chercheuse associée au centre suisse Islam et société de l’université de Fribourg, parle plus volontiers “d’erreurs de perceptions” concernant l’engagement de ces femmes au sein de Daech : “Avant 2016, leur participation a été considérée comme accidentelle, collatérale, passive. On considérait que les femmes ne pouvaient qu’être accompagnatrices d’hommes desquels elles étaient tombées amoureuses, voire victimes d’une société violente qu’elles auraient sous-estimée.”

Cette erreur s’expliquerait notamment, selon la chercheuse, par la définition et l’interprétation du terrorisme en Occident, longtemps perçu par l’unique prisme de la violence. “Tant que ces femmes ne perpétraient pas d’attentat à proprement parler, elles étaient vues comme des actrices de seconde zone. C’était une grave erreur, puisque la violence n’est qu’un moyen parmi d’autres de réaliser les objectifs du djihad”, avance-t-elle. En réalité, depuis la France ou en zone irako-syrienne, nombre de ces femmes ont joué un rôle de “facilitatrices, de soutien psychologique et logistique, de communicantes, tout en pérennisant le système djihadiste à travers la maternité et la transmission d’idéologies, par exemple. Leur dangerosité en termes de capital social a été prise en compte très tardivement”, martèle la chercheuse.

La tentative d’attentat raté devant la cathédrale Notre-Dame de Paris, en septembre 2016, commandité par une cellule terroriste exclusivement féminine, contribue à modifier la perception publique du rôle des femmes djihadistes. “Soudainement, on a compris qu’une femme pouvait être un terroriste comme un autre”, résume Marc Hecker. Quelques mois avant cet événement, la justice prenait déjà la mesure de l’engagement des femmes dans le djihad : en juillet 2016, la Cour de cassation rendait un arrêt affirmant que le simple fait d’adhérer à une organisation terroriste était constitutif d’un délit de terrorisme. En résumé, des hommes et des femmes peuvent être considérés comme des terroristes même s’ils ne sont pas directement impliqués dans des actes de violence. “Cela a notamment permis la poursuite systématique des femmes de djihadistes ou de femmes djihadistes qui revenaient de Syrie”, commente Marc Hecker. Dans un entretien au journal Le Monde datant du 2 septembre 2016, le procureur de la République François Molins indiquait ainsi que 59 femmes avaient déjà été mises en examen pour des faits de terrorisme, dont 18 détenues.

“Fascination pour la mort”

Même vigilance pour les femmes ayant échoué à partir en Syrie ou en Irak, mais largement impliquées dans les réseaux de Daech. “Dans l’échantillon que j’ai étudié, une vingtaine de femmes ont été condamnées pour des projets violents en France, dont la grande majorité n’avaient jamais quitté le territoire national”, explique Marc Hecker. Cette implication s’explique directement par la stratégie mise en place par l’Etat islamique à partir de la fin de 2014. Alors que les départs vers la Syrie sont rendus plus difficiles par les autorités françaises, Daech s’adapte et débute une propagande agressive visant à pousser au crime ses adhérents sur leurs territoires nationaux, désignant à l’avance des cibles précises et facilitant leur passage à l’acte.

“C’est ainsi qu’en 2016, plusieurs femmes ont par exemple été en relation à distance avec Rachid Kassim, un membre de Daech présent en zone irako-syrienne [NDLR : il est aussi impliqué dans plusieurs attentats ou tentatives d’attentats en France]. C’est ce qu’on appelle du terrorisme téléguidé : Kassim pensait probablement que les femmes susciteraient moins la suspicion des forces de l’ordre”, estime Marc Hecker. Dans les extraits d’écoute que le chercheur a pu étudier, il souligne parfois des profils étonnants. “Plusieurs femmes condamnées pour terrorisme étaient mineures au moment des faits. On observe chez certaines d’entre elles un mélange de’culture lol’, de fascination pour la mort, et de références religieuses, avec des expressions comme ‘il faut tuer des kouffars’. Souvent, elles se défendent ensuite en expliquant que c’était un simple délire d’ados”, témoigne-t-il.

“Aucun des dossiers que nous traitons n’est identique, toutes ces femmes ont des histoires et des parcours différents… Mais beaucoup d’entre elles, plutôt jeunes, font partie d’une génération qui a grandi avec les réseaux sociaux : l’utilisation d’Internet n’est pas une question, c’est un basique. Et c’est sur Internet qu’elles ont pu se radicaliser”, confirme un juge d’instruction antiterroriste à L’Express. Selon lui, certaines femmes expliquent d’ailleurs “très précisément” comment, “d’une ado sans histoires scolarisée dans un département de province, elles ont emprunté un chemin de radicalisation sur les réseaux sociaux ou via des groupes de discussion en ligne, jusqu’à partir en Syrie”, ajoute-t-il.

TikTok et influenceurs religieux

Malgré l’effondrement du territoire de Daech, cette fascination pour la violence et la radicalité religieuse est loin de s’être éteinte chez les jeunes femmes. Selon le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), le nombre de signalements pour radicalisation auprès du public féminin serait même en augmentation depuis quelques mois. Entre octobre 2022 et octobre 2023, les cellules départementales de prévention de la radicalisation et d’accompagnement des familles (CPRAF), chargées de fournir un accompagnement social et psychologique aux personnes en voie de radicalisation, ont observé une “progression constante” des signalements féminins. En 2023, 46 % des suivis concernaient ainsi des femmes, contre 44 % en 2022. Les filles sont également devenues majoritaires chez les mineurs suivis par les CPRAF : sur les 1778 jeunes accompagnés en 2023, 51 % étaient des femmes, contre 44 % en 2022.

“Il n’y a pas de profil type, mais des caractéristiques communes : une faible intégration familiale, ou à l’inverse un enfermement dans des familles elles-mêmes largement radicalisées, des jeunes filles souvent fragiles, en recherche d’une identité, amenées vers des mouvements communautaristes ou séparatistes par leur entourage ou les réseaux sociaux…”, liste Etienne Apaire, secrétaire général du CIPDR. “Le phénomène de radicalisation féminine n’a pas disparu, bien au contraire. Tous les ingrédients sont encore présents aujourd’hui, renforcés par quelque chose qui n’existait pas en 2014 : TikTok“, abonde Géraldine Casutt.

À travers les réseaux sociaux, la chercheuse observe une banalisation des contenus radicaux, séparatistes, voire djihadistes, diffusés par une multitude de profils “d’influenceurs religieux” auprès des jeunes femmes. “Il y a un véritable jeu d’influence sur les réseaux : ce n’est pas parce que la violence n’est plus visible en termes d’attentats qu’elle n’existe pas”, plaide-t-elle. Charline Delporte, présidente du Centre national d’accompagnement familial et de formation face à l’emprise sectaire, témoigne également “d’une augmentation” du nombre de jeunes filles en voie de radicalisation suivies par son association. “On a vu grimper les suspicions de radicalisation chez des jeunes femmes qui changent soudainement de tenue vestimentaire, prônent un discours antisocial, haineux, rigoriste, se coupent de tout le reste. Certaines se convertissent à un islam rigoriste en regardant des vidéos de femmes qui proposent innocemment des cours de cuisine sur les réseaux”, témoigne la directrice, qui a même dû signaler certains profils aux autorités. “L’une d’elles a par exemple été interpellée par la DGSI pour apologie d’actes de terrorisme, après avoir publié des propos salafistes sur les réseaux sociaux ou réalisé des vidéos de prêches pro-salafistes”, regrette l’association.

Un agent du renseignement territorial, chargé d’étudier ce type de signalements, confirme. “L’impact des réseaux sociaux est énorme. On y retrouve des groupes de discussions, d’entraide ou de partages qui sont de vrais fourre-tout, et peuvent vite dévier vers le repli séparatiste, la marginalisation, la haine anti-institution, voire une radicalisation à potentiel violent, avec de l’apologie du terrorisme ou des phrases comme ‘je tuerai tous les mécréants'”, témoigne-t-il auprès de L’Express. L’agent ne sous-estime pas ce type de profil. “Si, dans leurs propos, les jeunes femmes peuvent être moins violentes que les hommes, elles peuvent être très actives et très prosélytes sur les réseaux sociaux. C’est une radicalisation comme une autre, tout aussi dangereuse”, souligne-t-il.

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