De Jaurès à Mélenchon et Glucksmann : comment la guerre ne cesse de diviser la gauche

De Jaurès à Mélenchon et Glucksmann : comment la guerre ne cesse de diviser la gauche

La gauche n’aime rien tant que réveiller ses morts pour les faire parler. Si ce n’est pas François Mitterrand, c’est Michel Rocard ou Léon Blum, parfois Léon Trotski ou Karl Marx pour les plus audacieux, et Jean Jaurès ad nauseam depuis que la Russie de Vladimir Poutine a déclenché la guerre contre l’Ukraine en 2022. Voilà le socialiste à la barbe hirsute ressuscité sur la scène des élections européennes, à la faveur d’Emmanuel Macron évoquant la possibilité d’envoyer des troupes occidentales pour soutenir Kiev.

Ironie de l’histoire, Insoumis et communistes se revendiquent héritiers du même Jaurès pour se différencier de feu leurs camarades de la Nupes, en particulier du Parti socialiste, et alimenter, de plus belle, l’ABC des gauches irréconciliables. En déclarant que “la France devrait être totalement passée en économie de guerre”, Raphaël Glucksmann est devenu la nouvelle cible de LFI et du PCF qui l’accusent de prôner une “cobelligérance” contre la Russie, et donc de trahir l’idéal pacifiste jauressien.

Les morts parlent

C’est Antoine Léaument, député LFI et proche de Jean-Luc Mélenchon, qui écrit à l’adresse de Glucksmann : “Le livret A pour financer des bombes plutôt que des logements, c’est un programme socialiste ? Je rêve ! Jaurès doit se retourner dans sa tombe.” C’est son camarade Éric Coquerel qui interpelle Olivier Faure en lui demandant si c’est bien ce “va t’en guerre” qui mènera la liste socialiste ; c’est la tête de liste communiste aux européennes Léon Deffontaines qui apostrophe son adversaire socialiste d’un “Nous ne sommes pas en guerre contre la Russie”, citant Jaurès lui aussi : “On ne fait pas la guerre pour se débarrasser de la guerre !” À gauche, tout est bon pour chercher à se différencier de son camarade en campagne et les questions internationales sont les plus adéquates. Elles avaient été savamment mises sous le tapis lors des négociations menant à l’accord de la Nupes au printemps 2022. Il ne fut donc pas étonnant de voir la coalition de gauche voler en éclat sur l’autel de l’attaque terroriste du Hamas en Israël le 7 octobre et sur le conflit entre la Russie et l’Ukraine depuis peu.

L’avantage avec les morts, en politique, c’est qu’ils ne sont plus là. Jaurès, comme de Gaulle, n’a jamais été aussi bavard mais ceux qui l’exhibent aujourd’hui l’ont-ils vraiment lu ? Dans un essai de 2013, l’historien Vincent Duclert rappelle que l’évocation de Jaurès comme le chantre du pacifisme est historiquement infondée, tout juste un mythe exploité par ses contemporains. “Il ne s’est pas enfermé dans un dogme de la paix, mais il a proposé une affirmation des démocraties et de leur défense implacable. Il a érigé le devoir de penser la guerre de demain et l’armée d’aujourd’hui en responsabilité politique majeure”, écrit Duclert.

Patriotique silence

N’en déplaise aux Insoumis et aux communistes, Jaurès ne rejetait pas la guerre par principe et l’acceptait même si tant est qu’elle devait être menée contre les tyrannies qui menaçaient la démocratie et la République. Alors qu’on débat à l’Assemblée de Bismarck et de la situation en Allemagne en février 1887, Jean Jaurès écrit dans La Dépêche : “La France reste, comme elle doit rester, éveillée, attentive, prête à se lever jusqu’au dernier homme pour la défense du sol, mais elle a une confiance presque entière dans le maintien de la paix”. Et de s’incliner devant le “patriotique silence” et l’avis commun d’une classe politique approuvant les nouveaux crédits pour l’armée française : “Si l’Allemagne nous attaquait parce que, suivant son exemple, nous perfectionnons nos fusils, c’est qu’en vérité tout prétexte lui est bon, et alors elle en trouvera aisément un autre. Nous avons dit très haut, et tout le monde sait que nous ne voulons pas la guerre ; à quoi bon le répéter tous les matins ? Pas de bravade, mais pas de panique ; la dignité aussi fait partie de la prudence.”

Jean-Luc Mélenchon lui-même n’a jamais caché son désir d’être considéré comme le Jaurès de son siècle. Quand L’Express l’interrogeait de savoir si, du haut de ses 70 printemps, l’idée de ne jamais diriger la France le préoccupait, il rétorquait bravache : “Jaurès non plus.” Et comme l’icône de la gauche du siècle dernier, il n’a pas toujours été opposé à la guerre. Sa prudence pacifiste d’aujourd’hui sur les livraisons d’armes en Ukraine se démarque de ses critiques, dix ans plus tôt, visant François Hollande sur le même terrain de guerre. En 2014, il dénonce celui qui “ridiculise la France” en ne livrant pas les porte-hélicoptères Mistral commandés par Moscou. “Cette diplomatie floue et hypocrite n’est que le paravent de l’alignement odieux de notre pays sur la politique guerrière des Etats-Unis contre la Russie”, s’agace l’alors patron du parti de gauche.

En mars 2011, dans les colonnes de Libération, Jean-Luc Mélenchon marche dans les pas de Nicolas Sarkozy, et soutient l’intervention militaire française en Libye. “Il faut briser le tyran pour l’empêcher de briser la révolution, lance-t-il. Il y a bien sûr un risque d’escalade, mais je craindrais davantage le risque de massacre !” Cinq ans plus tard, le 20 février 2016, sur France 2, invité de l’émission On n’est pas couché, il est interrogé sur les bombardements russes pour aider Bachar al-Assad en Syrie. “Poutine, est-ce que vous êtes pour ce qu’il est en train de faire en ce moment en Syrie ?”, questionne Léa Salamé. “Oui […]. Je pense qu’il va régler le problème. Éliminer Daech”, réplique Mélenchon, qui affirmait un peu plus tôt : “Nous n’avons pas d’amis, nous n’avons que des intérêts.” À rebours d’un Jaurès qui n’acceptait la guerre que pour défendre les valeurs de la République et la démocratie. À se demander si lui, ses ouailles insoumises et les communistes de Fabien Roussel ont oublié les paroles de l’Internationale : “Paix entre nous ! Guerre aux tyrans !”

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