L’angoisse des profs face au “doxing” : “On a peur de voir notre nom livré sur les réseaux sociaux”

L’angoisse des profs face au “doxing” : “On a peur de voir notre nom livré sur les réseaux sociaux”

“Tout peut basculer très vite. On a tous en tête le risque de voir un élève livrer notre nom sur les réseaux sociaux en nous accusant à tort de dérapage ou de faits non avérés”, souffle Sabrina*, la voix chargée d’émotion. Cette enseignante de la région parisienne, une fois assurée que son prénom sera bien changé et son anonymat totalement garanti, raconte la frayeur qu’elle a ressentie cet hiver à l’occasion d’une sortie scolaire. Ce jour-là, une de ses élèves de terminale refuse d’ôter son voile, comme l’exige la loi interdisant le port de signes religieux ostensibles dans le cadre scolaire. La discussion s’envenime, la lycéenne, soutenue par une partie de ses camarades, empoigne son téléphone pour se plaindre à sa famille et à des proches. “Je n’ai jamais connu un tel niveau de stress. Qui sait ce que cette jeune fille, persuadée à tort d’être victime d’une forme d’agression de la part de ses enseignants, allait pouvoir raconter ?” poursuit la professeure d’histoire-géographie, le 27 mars, soit le lendemain de l’annonce du départ du proviseur de la cité scolaire Maurice-Ravel, pour des “raisons de sécurité”.

Le récit de Sabrina fait écho à celui de ce chef d’établissement du XXᵉ arrondissement de Paris menacé de mort sur Internet après une altercation avec une élève majeure qui avait refusé de se dévoiler dans l’enceinte scolaire, le 28 février dernier. La plainte de cette dernière pour violence a été classée sans suite pour “infraction insuffisamment caractérisée”, a annoncé le parquet cette semaine. “J’ai décidé que l’Etat allait porter plainte contre cette jeune femme pour dénonciation calomnieuse”, a ensuite annoncé le Premier ministre, Gabriel Attal, sur TF1. Avant d’ajouter : “La laïcité [est] sans cesse mise à l’épreuve. Et on le voit, il y a une forme d’entrisme islamiste qui se manifeste notamment dans nos établissements scolaires.”

Tous les enseignants ont aujourd’hui à l’esprit l’assassinat de Samuel Paty, victime lui aussi de cet engrenage infernal sur le Web, où avaient circulé son nom et celui du collège du Bois-d’Aulne, où il exerçait. Combien d’entre eux sont aujourd’hui victimes de “doxing”, cette pratique qui consiste à attaquer l’un d’eux en révélant des informations personnelles ? Le phénomène est difficile à quantifier. Selon un sondage de la Fondation Jean-Jaurès sorti en 2021, 13 % des enseignants interrogés disent avoir fait l’objet d’insultes ou de propos calomnieux sur Internet de la part d’élèves ou de parents d’élèves.

“Grande solitude” des professeurs

Toutes ces attaques ne sont pas forcément en lien avec la laïcité, mais les contestations liées à l’interdiction du port de signes religieux ou à certains enseignements sont les plus sensibles. Depuis l’assassinat de Samuel Paty, la pratique du doxing est réprimée par le Code pénal, via l’article 36 de la loi confortant le respect des principes de la République. Elle est désormais punissable de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. Cette peine peut aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende lorsque l’auteur attaque directement une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public. “Tout le monde est aujourd’hui assez mobilisé sur ces histoires-là, ce qui encourage les personnels de l’éducation à porter plainte”, explique Francis Lec, avocat du SNPDEN, principal syndicat des chefs d’établissement.

Mandaté pour assurer la défense de l’ex-proviseur du lycée Maurice-Ravel, l’avocat est actuellement chargé d’une autre affaire dans laquelle quatre prévenus sont appelés à comparaître le 31 mai prochain devant le tribunal correctionnel de Paris. Les faits remontent à 2022 : pendant près d’un an, une élève majeure du lycée Romain-Rolland, à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), a déjoué le règlement en se présentant en cours les cheveux couverts d’un bandeau et vêtue d’une abaya. Malgré les nombreuses relances du chef d’établissement et de la CPE, elle a refusé de se conformer au respect de la laïcité. Ce qui lui vaudra une exclusion définitive du lycée. Durant le courant du mois de juin 2023, des messages agressifs visant le proviseur et qualifiant le lycée d’”islamophobe” circulent sur TikTok. Ils génèrent près de 400 000 vues.

La multiplication des messageries telles que WhatsApp, mais aussi le poids grandissant des réseaux sociaux comme TikTok ou Snapchat nourrissent le phénomène. “Le manque de régulation de ces plateformes aux effets amplificateurs fait que les personnels éducatifs se sentent totalement démunis et se retrouvent plongés dans une grande solitude”, souligne le sénateur Laurent Lafon (Union centriste), auteur d’un récent rapport sur les agressions dont les enseignants sont victimes. “Le problème des attaques sur les réseaux est qu’elles échappent totalement à notre regard et passent parfois sous les radars, ce qui peut se révéler très anxiogène”, s’inquiète François De Sauza, cofondateur du collectif Vigilance collèges lycées. Et l’enseignant de raconter le cas récent de ce collègue violemment pris à partie en plein cours par une jeune fille, alors qu’il était en train d’expliquer le concept de laïcité à la française. “Elle a commencé à raconter à des camarades que ce professeur avait tenu des propos islamophobes et racistes. A tel point que notre collègue vit dans la crainte que l’affaire ne s’emballe sur Internet et que sa réputation ne soit salie”, poursuit ce professeur d’histoire-géographie pour qui le climat actuel n’est pas sans rappeler celui de La Tache, de Philip Roth. Ce roman, publié en 2000 aux Etats-Unis, raconte l’histoire d’un professeur de lettres classiques proche de la retraite qui, accusé d’avoir tenu des propos racistes envers ses étudiants, est contraint de démissionner.

“Je reste sur le qui-vive dans ma classe”

Les profils et les intentions des collégiens ou lycéens à l’origine de ces menaces sont divers. “Nous pouvons avoir face à nous des élèves très politisés ou des militants qui défendent l’islamisme politique. Ces derniers vont chercher la petite bête pour déstabiliser et faire tomber un enseignant, explique François De Sauza. Mais nous pouvons aussi avoir affaire à des jeunes qui, faute de bagage culturel et intellectuel suffisant, peuvent mal interpréter certains discours”, poursuit-il. Beaucoup, comme lui, disent prendre des pincettes lorsqu’ils abordent des sujets réputés sensibles, ou éviter certains termes qui, même lorsqu’ils sont explicités, peuvent être détournés de leur contexte. A cela s’ajoute la peur d’être filmé à son insu et de voir la vidéo circuler sur les réseaux sociaux. “C’est un peu ma hantise, voilà pourquoi je reste sur le qui-vive dans ma classe. Si l’un d’entre eux fait mine de sortir son portable, je réagis immédiatement”, prévient cette professeure qui exerce dans un lycée professionnel de la Haute-Garonne. Elle a entendu parler des challenges TikTok : “L’idée est de pousser à bout son professeur puis de l’afficher sur les réseaux”, soupire-t-elle.

La menace peut parfois aussi venir des parents. Agnès Andersen, secrétaire générale du syndicat Indépendance et Direction-FO, a en tête l’affaire récente de cette mère d’élève qui s’est plainte face caméra de la façon dont un enseignant de l’académie de Montpellier avait géré une affaire de harcèlement entre élèves. Cette vidéo, postée sur X (ex-Twitter), avait alors généré de nombreux commentaires anonymes, haineux et menaçants. “Les usagers utilisent les réseaux sociaux comme caisse de résonance de leurs griefs et leurs contestations”, déplore la responsable syndicale, qui fait part d’un vrai malaise chez les chefs d’établissement. Fait rare pour cette profession, près de 160 principaux et proviseurs se sont rassemblés le 4 mars dernier place de la Sorbonne, à Paris, pour alerter sur les menaces que certains d’entre eux subissent.

Même si, depuis l’assassinat de Samuel Paty et de Dominique Bernard, les procédures d’alerte ont été renforcées, l’inquiétude perdure. Dans l’affaire du proviseur du lycée Maurice-Ravel, la réaction de l’institution ne s’est pourtant pas fait attendre : dès le 1ᵉʳ mars, le chef d’établissement a bénéficié de la protection fonctionnelle octroyée par le ministère. Le rectorat de Paris a, quant à lui, fait un signalement au procureur de la République et le pôle national de lutte contre la haine en ligne a ouvert une enquête. Depuis, deux individus ont été identifiés comme étant à l’origine des menaces de mort et l’un d’eux sera jugé le 23 avril, à Paris. L’affaire a pris un tour encore plus inquiétant le 18 mars dernier, lorsque le Collectif contre l’islamophobie en Europe (CCIE) – reconstitution du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), dissout en 2021 – a publié le témoignage accusateur de la jeune fille offrant un écho supplémentaire à la rumeur. “On comprend pourquoi certains enseignants finissent par renoncer en s’autocensurant”, soupire Sabrina, qui, depuis “la mise en tension” dont elle a été victime, dit avoir renoncé à organiser des sorties de classe.

* Le prénom a été modifié.

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