Les neufs livres de ce mois d’avril à lire absolument

Les neufs livres de ce mois d’avril à lire absolument

Les Papillons du bagne

Par Jean Rolin.

P. P. L., 208 p., 19 €.

Que serait la vie sans digressions ? Bien fade, assurément. Pour notre plus grand bonheur, Jean Rolin n’en est pas avare, et qui en effectue ici une immense, des côtes de la Riviera à la forêt amazonienne. L’écrivain solitaire a tout traqué, la banlieue (Zones), ses correspondances de guerre (Campagnes), ses années mao (L’Organisation), les chiens errants des “pays en désolation” et même le traquet kurde dans les montagnes du Kurdistan irakien et sur le mont Nemrut (Le Traquet kurde), alors, pourquoi pas les refuges de Katherine Mansfield (1888-1923) sur la Côte d’Azur ? C’est à pied qu’il entend cheminer, en février 2022, de Bandol à Hyères. Mais sa “tentative d’épuisement” de la Côte avorte lorsqu’il prend conscience de la cohorte d’écrivains qui s’y sont pressés depuis le milieu du XIXe siècle. Tout de suite, un autre projet s’impose : après être tombé, à la télévision de son hôtel, sur la scène du film Papillon de Schaffner (adapté du roman d’Henri Charrière) des bagnards Steve McQueen et Dustin Hoffman chassant des papillons du genre Morpho, (splendide espèce, d’un bleu métallique), Jean Rolin avoue avoir le “désir irrépressible” de partir en Guyane.

Le voilà, comme à son habitude, en immersion totale. Pour se familiariser avec le monde des lépidoptéristes, il rend d’abord visite au chercheur Vincent Debat au Muséum d’histoire naturelle, lit les écrits du naturaliste britannique Wallace, de Vladimir Nabokov, de la Surinamienne Merian, fait un tour à la foire de Juvisy (dernier week-end de septembre, pour les intéressés), qui réunit le gratin des collectionneurs de papillons, où il entend parler d’un étonnant olibrius, un certain Eugène Le Moult, expert dans le trafic des papillons guyanais. Le Moult, il rencontrera à plusieurs reprises son fantôme une fois débarqué à Saint-Georges-de-l’Oyapock et à Saint-Laurent-du-Maroni. C’est au rythme des amples et exquises phrases du meilleur des guides que l’on chemine au pays des bagnards et des Morphos. Un enchantement. Marianne Payot

Les Filles du chasseur d’ours

Par Anneli Jordahl, trad. du suédois par Anna Gibson.

L’Observatoire, 444 p., 23 €.

Anton Tchekhov avait limité sa “sororie” à trois, Louisa May Alcott à quatre, Jeffrey Eugenides à cinq… Ici, elles ne sont pas moins de sept sœurs, les Leskinen. Sept sauvageonnes finlandaises élevées par leur père, légendaire chasseur d’ours, dans la haine de l’école, des services sociaux, du déodorant et surtout des hommes. A la mort de leurs parents, ces jeunes furies adeptes de bière noire, de rots tonitruants et de pugilats sanglants se retrouvent seules dans une ferme délabrée. Pour échapper aux autorités, elles décident de migrer vers la forêt primaire. Première fiction traduite en français de l’écrivaine suédoise Anneli Jordahl, Les Filles du chasseur d’ours est un fascinant conte féministe saturé en odeurs âpres et en paysages de pins et de mousse. On ne résiste pas à cet appel de la forêt, quelque part entre Virgin Suicides et Captain Fantastic. Thomas Mahler

Malart

Par Aro Sainz De La Maza, trad. de l’espagnol par Serge Mestre.

Actes Sud, 432 p., 23,50 €.

Malart, l’un des personnages les plus marquants du polar contemporain.

L’inspecteur de la police de Catalogne Milo Malart est de retour, et il a connu des jours meilleurs : immergé au milieu de la Méditerranée, en proie à des hallucinations et sur le point de se noyer, une fin qui, admet-il, résoudrait bien des tourments. A quelques encablures de là, un yacht est retrouvé à la dérive, les corps de ses propriétaires, un couple d’héritiers d’un empire pharmaceutique, attachés à l’arrière, morts par noyade. Lorsque les collègues de Malart inspectent l’endroit, le constat est accablant : les empreintes de l’enquêteur sont partout. Ses menottes entravent même les cadavres. Et l’on apprend que celui-ci nourrissait une obsession pour le couple, qu’il suspectait d’une série de tortures et de meurtres. Bref, et pour faire un mauvais jeu de mots : Malart apparaît mouillé jusqu’au cou…

En quelques romans, Aro Sainz de la Maza a fait de Milo Malart l’un des personnages les plus marquants du polar contemporain. Un instinctif qui suit ses règles et se débat face à la résurgence de troubles psychologiques familiaux, en premier lieu desquels une propension à la schizophrénie. Si ce roman porte son nom, c’est sa collègue, collaboratrice, et un peu plus, la sous-inspectrice Mercader, incapable de croire à sa culpabilité, qui mène l’enquête, en suivant ses méthodes. Sainz de la Maza brille par la force de son intrigue, à l’arrière-plan très politique, et ne sacrifie jamais la crédibilité de son récit sur l’autel des rebondissements. Ici, ce sont les personnages et leurs psychés tortueuses qui mènent la danse macabre, et offrent largement de quoi tenir en haleine le lecteur. Rageur et brillant de bout en bout. Bertrand Bouard

Vivre. Le compte à rebours

Par Boualem Sansal.

Gallimard, 240 p., 19 €.

Depuis 1999 et Le Serment des barbares, charge virulente contre l’Algérie des islamistes et du FLN, il n’aura cessé de livrer combat contre les obscurantismes au fil de ses écrits. Cette fois-ci, l’Algérien Boualem Sansal n’y va pas de main morte, renouant avec la dystopie à l’instar de son Après 2084 : La fin du monde, Grand prix du roman de l’Académie française 2015, qui dépeignait un monde imaginaire fondé sur l’amnésie et soumis à un Dieu unique. Aujourd’hui, c’est bel et bien de notre monde dont il s’agit, mais, on le sait dès le début de ce roman touffu, la Terre disparaîtra dans sept cent quatre-vingts jours. Seuls quelques humains sont au parfum de cette fin annoncée. Parmi eux, le narrateur, Paolo, quadra parisien professeur de mathématiques à l’université, bientôt rejoint par l’Américain Jason, qui travaille, à Paris, dans les systèmes de guidage électronique. Avec quelques autres, ces Appelés sont chargés d’une mission des plus complexes : déterminer quelle part de l’humanité sauver, soit, sélectionner les “Elus” appelés à fuir sur un vaisseau intergalactique et à se réfugier sur une autre planète. Mais sur quels critères les choisir ?

Ce faisant, Boualem Sansal s’en donne à cœur joie, jetant ici ou là l’anathème sur l’éducation à la française, l’université, “dédiée à la reproduction sociale selon les lois du marché et handicapée par la bureaucratie nationale”, le wokisme venu de l’Amérique du Nord, le concept d’écologie punitive… Quant aux religions, sources éternelles de conflits, elles sont vite évacuées : “Pas de religions dans notre nouveau monde, pas de fanatiques dans notre vaisseau qui ne rêvent que de djihad et d’extermination”, tonnent Paolo et ses acolytes. Reste que le problème demeure, il leur faut décider quels seront les 4 (sur les 8) milliards d’individus voués à vivre sur “Terre-Neuve” qui se doit de représenter un microcosme fidèle de la Terre pour être viable.

“Fini le grand Remplacement, est venu le temps de la grande Soustraction” ! On s’amuse bien, entre deux chapitres plus scientifiques, des traits d’humour de l’auteur, qui, à 74 ans, se révèle fort juvénile. Pour le moins corrosif, Boualem Sansal, tel un lanceur d’alerte, se joue du récit d’anticipation pour décrypter notre époque et ses errements. M. P.

Nous

par Evgueni Zamiatine, trad. du russe par Véronique Patta.

Gallimard, 332 p., 15 €.

Une formidable dystopie de l’écrivain russe écrite en 1920

C’est le roman d’anticipation qui a anticipé 1984 ou Le Meilleur des mondes. Ecrit en 1920, Nous d’Evgueni Zamiatine épinglait, par le biais de la dystopie, la récente révolution russe. Dans un futur lointain, les humains, qui ne sont plus que des numéros, vivent au sein d’un “Etat unitaire” sous la férule du tout-puissant “Bienfaiteur”, et en respectant les règles d’un “bonheur mathématiquement infaillible”. Deux fois par jour, ils ont encore droit à des “heures privées” leur permettant de baisser les stores de leurs appartements en verre pour s’adonner à des activités réactionnaires comme faire l’amour _ mais en suivant scrupuleusement “les tables des jours sexuels”. On comprend mieux pourquoi Nous n’a pu paraître en URSS qu’en… 1988.

Dans son best-seller Le Mage du Kremlin, Giuliano da Empoli a rendu hommage à ce chef-d’œuvre visionnaire. Mais comme le souligne l’écrivain italo-suisse en préface d’une nouvelle édition fastueuse chez Gallimard, le roman n’est pas qu’une “critique féroce du système soviétique, dont Zamiatine, qui avait pris part à la révolution d’Octobre, fut l’un des premiers à dénoncer les dérives”. Avec son obsession de la transparence, sa surveillance généralisée et ses accouplements dictés par les algorithmes, le monde totalitaire imaginé par Zamiatine fait aussi furieusement penser à l’univers numérique. Autrement dit : à nous. T. M.

Buffalo Blues

Par Keith McCafferty, trad. de l’anglais par Marc Boulet.

Gallmeister, 496 P. 23,90 €.

Le Montana, ses vastes plaines ceinturées par les Rocheuses et ses rivières dans lesquelles il fait bon pêcher à la mouche… C’est là l’un des passe-temps favoris de Sean Stranahan quand il ne se consacre à son activité plus officielle, mais guère lucrative, de détective privé. Le voici chargé par la belle Ida Evening Star de retrouver la trace d’un amour de jeunesse entrevu la veille au Trout Tails Bar, où Ida joue les sirènes (littéralement !). La veille, non loin de là, la communauté a été secouée par un évènement étrange : plusieurs bisons ont été retrouvés, morts ou agonisants, au pied d’une falaise, comme victimes d’un buffalo jump, un rituel indien séculaire plus pratiqué de longue date. La shérif Martha Ettinger, avec laquelle Strahanan entretient des relations complexes, dirons-nous, ne tarde d’ailleurs pas à découvrir le corps sans vie d’un Indien à proximité.

Quatrième volet des aventures de Sean Stranahan, Buffalo Blues a le charme du polar des grands espaces, équidistant des œuvres de Tony Hillerman ou de Craig Johnson. Les écrivains du Montana comme Richard Hugo ou Thomas McGuane ne sont pas loin non plus. Autant d’auteurs sensibles à la cause environnementale, et Keith McCafferty ne fait pas exception. C’est le sort des bisons qui semble avoir inspiré sa main, notamment ceux du parc de Yellowstone, confinés à ses frontières sous peine d’être abattus. De ce point de départ, l’auteur déroule une intrigue sinueuse comme les méandres de la Madison, ayant en sus le mérite de transporter le lecteur dans ces étendues grandioses sans grande incidence sur son empreinte carbone. B. B.

Taxi Girl. 1978-1981

Par Mirwais

Séguier, 243 p., 21 €.

Le groupe culte de la new wave, par son guitariste et compositeur italo-afghan Mirwais Ahmadzaï

De Taxi Girl, groupe culte de la new wave, on se souvient souvent du tube Cherchez le garçon et du chanteur christique Daniel Darc. Rappelons que le vrai cerveau du groupe était son guitariste et compositeur italo-afghan Mirwais Ahmadzaï – qui, sous le simple nom de Mirwais, a ensuite connu une gloire mondiale comme artiste solo et comme producteur de Madonna (on lui doit notamment Music). Il y a deux ans, Mirwais avait publié un premier roman étonnant, Les Tout-Puissants, une dystopie influencée par Ballard. Son deuxième livre est d’essence autobiographique : il raconte par le menu les coulisses chaotiques de Taxi Girl.

Il fallait avoir l’estomac bien accroché pour se lancer dans une telle aventure. Le manager de Taxi Girl (jamais nommé) était un escroc qui n’attendait qu’une chose : partir avec la caisse. Le leader Daniel Darc, ingérable, vous pointait avec une arme à feu quand il ne s’ouvrait pas les veines sur la scène du Palace, lors d’une première partie des Talking Heads restée dans les mémoires. Les autres membres du groupe étaient tous défoncés – le batteur Pierre Wolfsohn (fils du grand imprésario Jacques Wolfsohn), mourra d’une overdose. Mirwais, lui, roulait à l’eau claire. Il a traversé avec lucidité ces quelques années, et les retranscrit en vérité, avec intelligence et un humour pince-sans-rire qui n’épargne pas les uns et les autres – pas sûr que tous les fans de Daniel Darc apprécieront le portrait peu flatteur qui est fait de ce grand manipulateur… Un livre pour initiés, mais qui passionnera ceux qui s’intéressent aux arrière-cuisines de l’underground rock français. Louis-Henri de La Rochefoucauld

Confidences tunisiennes

Par Marie Nimier.

Gallimard, 256 p., 20,50 €.

C’était en 2019, l’auteure de La Reine du silence publiait Confidences (Gallimard), une pluie de mots et de sons venus d’anonymes. Elle les avait “activés” par un procédé des plus originaux : en affichant dans une ville (moyenne) une petite annonce disant en substance “écrivain cherche confidences”. Le résultat était épatant. Les langues se déliaient, entre secrets, hontes et confessions. Elle a récidivé, en Tunisie cette fois-ci. Et a récolté une moisson de confidences recueillies par téléphone, par écrit ou de visu, installée dans le coin d’un café à Tunis. Hommes, femmes, jeunes, anciens, c’est tout un kaléidoscope de la société tunisienne qui se déploie dans ces Confidences tunisiennes, à coups de propos brefs ou de longs épanchements, souvent teintés d’humour.

Si les combats des femmes, le désarroi de diplômés sans avenir, le poids de la famille, de la religion et de la rumeur, la rigidité de l’éducation et la corruption de l’administration et des politiques planent sur nombre de témoignages, il y est aussi question de fierté paternelle, de préoccupations environnementales, de don de soi, d’entraide et, osons le mot, d’amour. Ici un chef d’entreprise s’emploie à recycler les déchets hospitaliers, une femme se bat contre les bakchichs, un “taxiste” propose à ses clients livres, documentaires et jeu d’échecs, une amoureuse des félins n’arrive pas à bout d’un chat copulateur à la tête de serial killer, là une femme tente d’oublier l’agression sexuelle d’un contrôleur de train, une interne en médecine souffre d’un excès d’empathie, un artiste de 28 ans n’en finit pas de cumuler les conquêtes… On sourit ou on s’attriste, c’est selon, devant ce condensé de vies reproduit avec grande délicatesse par Marie Nimier. M. P.

Le foot est une enfance

Par Philippe Delerm, photographies de Bruno Mazodier.

Editions du Seuil, 168 p., 29 €.

Balade dans le monde du foot en compagnie de Philippe Delerm et de Bruno Mazodier

“L’essence du foot, sa magie spécifique, qui en font un langage universel, parlé aux quatre coins du monde, c’est l’esprit d’enfance. Un football à quatre sous, joué sur un bout de trottoir, une plage, un terrain vague, un coin de terre désertique.” Dès le prologue de ce livre merveilleusement illustré par le photographe Bruno Mazodier, on sait qu’on va accomplir là un beau voyage en compagnie d’un amoureux du ballon rond qui, pour avoir été professeur de collège pendant trente-sept ans, a su garder son esprit d’enfance et toute la fraîcheur du gamin s’essayant à jongler dans une cour d’école désertée de Louveciennes dans les années 1960. On n’en attendait pas moins de Philippe Delerm, prince attentif des instants suspendus et des menus plaisirs, qui nous berce tout au long de ses rêveries footballistiques.

Ses textes n’illustrent pas vraiment les clichés de Mazodier d’enfants et d’adolescents jouant, souvent pieds nus, du Mozambique au Cambodge, de Madagascar au Brésil, mais relèvent du même état d’esprit, l’attention à l’autre, la grâce d’un moment, la jouissance d’un détail… On sautille ainsi d’un chapitre à l’autre : la solitude du Nigérian Victor Osimhen dans sa grande maison vide de Wolfsburg, en Allemagne ; le foot ou l’art du mensonge ; la magnificence du N° 10, avec Pelé, Maradona et Platini ; le supplice du temps additionnel ; les clameurs du stade Félix-Bollaert ; le bonheur de ne plus être choisi en dernier lors de la répartition des équipes ; les tirs au but, la peur au ventre… C’est là tout le talent de l’auteur de La Beauté du geste, faire partager, et aimer, l’espace d’une page, et même aux plus réfractaires, la ferveur d’un sport, la fierté d’un petit pont réussi, la candeur des fiers amateurs. M. P.

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