Pascal Bruckner : “Cette jeunesse n’a rien à proposer d’autre que son propre désespoir”

Pascal Bruckner : “Cette jeunesse n’a rien à proposer d’autre que son propre désespoir”

On ressort toujours d’un entretien avec Pascal Bruckner comme lavé de ses éventuelles passions tristes. A mi-chemin entre le moraliste du XVIIᵉ siècle et l’homme des Lumières, Bruckner, comme tout philosophe, sait que la vie est tragique, mais ne compte pas se laisser aller au désespoir. Prolongeant le chemin commencé dans La Tentation de l’innocence (Grasset, 1995) et continué dans Un coupable presque parfait (Grasset, 2020), il a choisi de prendre pour cible, dans son dernier ouvrage, Je souffre donc je suis*, le nouveau héros de notre temps – ou plutôt la nouvelle héroïne –, la victime. C’est dans son appartement parisien que nous en discutons, un lieu sobre mais chaleureux, semblable à son occupant.

Bruckner parle comme il écrit, avec aisance et clarté, manie l’humour parfois, la grandiloquence jamais. On ne s’étonnera pas qu’il déteste l’auto-complaisance de notre époque, laquelle pratique à outrance l’expression et même la célébration de la souffrance. Individus privés, personnages publics, Etats, gauche, droite, chacun y va de sa complainte, la victimisation contemporaine ayant ceci de saisissant qu’elle dénonce un état de fait tout en réclamant le statut qui l’accompagne. D’où vient-elle, quels sont ses vrais motifs et comment s’en défaire ? Autant de questions que le philosophe évoque dans cet entretien.

L’Express : Dans ce livre, vous vous attelez à une question intemporelle : comment surmonter la souffrance, et pourquoi certains ne le veulent-ils pas ?

Pascal Bruckner : Si cette question est intemporelle, elle prend aujourd’hui un relief particulier. Alors que les générations de l’après-guerre avaient tendance à étouffer leurs souffrances au nom d’un certain stoïcisme, aujourd’hui, chacun étale son malheur intime aux yeux de tous. Pire, selon une certaine doctrine victimaire, on est victime à jamais, pour l’éternité, et l’on portera ce fardeau sur les épaules jusqu’à la fin des temps.

Vous brossez un tableau historique de l’essor de la figure victimaire. Et au commencement était… le Christ.

Jésus meurt comme un esclave sur la croix, ce qui a beaucoup choqué les Romains pour lesquels un dieu ne pouvait pas être un esclave. Un dieu devait être supérieur et incarner la force, alors que Jésus mourait pour tous les humiliés, les vaincus, les malades, les faibles. Ce qui va, plus tard, horrifier Nietzsche, qui considère le christianisme comme la “morale des esclaves”. Cette révolution fondamentale et magnifique, la considération pour les vulnérables, parcourt toute l’histoire des Eglises chrétiennes, même si elles ont elles-mêmes souvent trahi ce message en s’alliant aux puissants.

La figure du Christ, curieusement, réapparaît après la Seconde Guerre mondiale dans celle du déporté. Et quand celui-ci se substitue au résistant, vers les années 1980, émerge réellement l’idéologie victimaire. Le maquisard célébré par l’élite gaulliste et communiste est supplanté par le concentrationnaire, qui devient le modèle sur lequel ceux qui se pensent victimes vont aligner leur conduite, et se comparer. La permanence du christianisme s’observe y compris chez des gens qui récusent les Evangiles. Dans le marxisme, par exemple, la classe ouvrière est devenue un Christ terrestre qui porte en lui l’espoir d’une résurrection de la société. Dans le wokisme, ce sont les minorités, nombreuses, qui sont autant de figures de martyrs.

Vous analysez deux autres facteurs de la victimisation, le droit et le bien-être.

L’autre raison, en effet, se trouve dans l’emprise croissante de la justice sur le politique, dans une évolution à l’américaine. Depuis quarante ans, le juge est devenu l’arbitre des conflits qui opposent les citoyens au pouvoir ou les citoyens entre eux. Le droit, et non plus la politique, est chargé de trancher des fins dernières de la société.

Le troisième facteur est la conversion étonnante de l’hédonisme en dolorisme. Les Lumières voulaient faire de ce séjour sur terre un endroit bienheureux. C’est la question de Voltaire à Pascal : pourquoi nous faire horreur de notre être ? Le pari des Lumières est que la vallée de larmes peut devenir une vallée de roses, une oasis de bonheur, sans pour autant chasser complètement le spectre du mal. Se répand alors l’idée de progrès. J’appartiens à une génération, née après la guerre, qui a été plutôt gâtée par l’histoire : prospérité croissante, absence de tabous et de maladies mortelles, consumérisme effréné. Curieusement, cette abondance nous a rendus plus fragiles en nous habituant à une richesse illimitée. Toute privation fut alors ressentie comme une atteinte à nos droits, le “toujours plus” a été remplacé par un “jamais assez”.

Les générations suivantes sont allées plus loin encore dans cette sensibilité aux moindres tracas : la contrariété n’est plus tolérable et peut s’assimiler à une violation de la personne privée. L’hyper-susceptibilité de l’individu contemporain, et notamment des générations Y et Z, relève du “syndrome de la Princesse au petit pois”.

Le paradoxe veut que plus le bien-être matériel s’accroît, plus les victimes autoproclamées sont nombreuses.

La société du bonheur obligatoire est en effet devenue une société de la détresse. A partir du moment où le bien-être devient un idéal pour tous, la moindre défaillance est vue comme une anomalie. C’est le paradoxe de cette euphorie proclamée. Plus on est protégé, plus on souffre d’une insatisfaction structurelle. On le voit dans notre rapport à l’Etat providence : les filets de sécurité ne sont jamais assez suffisants. Au moindre accroc, nous hurlons à l’abandon, à la trahison. Nous montons tous en épingle nos problèmes et pensons qu’il est insupportable de ne pas tout avoir. Le progrès suscite malgré lui chez le citoyen ordinaire une mentalité d’enfant insatiable. Nous pensons que nous avons des droits avant d’avoir des devoirs. Cette insatisfaction ne s’arrête pas là, elle cherche une cause dans un “méchant autre”, un Big Brother maléfique – mon voisin, une classe sociale, le capitalisme, le patriarcat. On souffre, donc quelqu’un doit en être la cause.

Comment peut-on à la fois regretter l’existence de victimes et réclamer le statut de victime ? N’est-ce pas contradictoire ?

Le statut de victime, même si l’on n’a souffert de rien d’autre que du malheur d’être né un jour, apporte des bénéfices considérables : on a tous les droits et aucun devoir. Une partie de la jeunesse actuelle voudrait traduire son malaise en s’affiliant à un mouvement d’insurrection antérieur – le féminisme, l’antiracisme, l’écologie. Mais, à la moindre difficulté, elle pointe du doigt un coupable et ne s’interroge pas sur ses propres responsabilités. Elle n’a plus cette capacité de résistance qu’avaient les générations précédentes, portées encore par l’idée de progrès et d’avenir. Le néoféminisme et le néo-antiracisme contemporains sont rongés par un pessimisme historique : tout espoir d’amélioration a disparu. Les femmes seront exploitées à jamais et ne sortiront pas de leur condition, les hommes resteront des brutes et des barbares, les Blancs seront des racistes éternels et les racisés resteront bafoués, écrasés.

Si ces militants ne cherchent pas à améliorer le monde, à quoi servent-ils alors ?

A se plaindre. A gémir. A réclamer des droits. Et c’est une maladie de surcroît très française.

Vous évoquez en effet dans votre livre “un pays très malheureux, dont la population endure des supplices dignes de l’Inquisition : la France”…

Quand on écoute l’opposition ou les syndicats, on se croirait au Burkina Faso ou en Afghanistan. C’est de bonne guerre, mais les limites de la vraisemblance sont vite atteintes. Personne n’y croit, pas même les intéressés. On l’a vu avec l’hystérie collective à propos de la réforme des retraites, déjà adoptée dans toute l’Europe, mais qui a pris chez nous un aspect cataclysmique.

Vous notez aussi que la surenchère victimaire est présente de gauche à droite.

Tout à fait. Elle l’est chez Zemmour, par exemple, quand il évoque un “francocide” après le meurtre d’une enfant par une Algérienne. Un sordide fait divers, évidemment, mais en quoi s’agit-il d’un acte intentionnel contre une Française ? Le victimisme est un courant transpartisan, car chacun peut y trouver des bénéfices. Se dire victime, c’est rechercher des bénéfices secondaires, une position hors-sol qui vous mettra à l’abri des critiques et des responsabilités, un statut. C’est donc un club très fermé, une nouvelle aristocratie. Avec ce petit bémol : les candidats sont tellement nombreux qu’il faut commencer par en éliminer, et qu’ils s’éliminent entre eux.

C’est ce que vous appelez la “concurrence victimaire”.

Il ne suffit pas d’être une victime pour être respecté, encore faut-il prouver aux autres que vous l’êtes. Il faut étaler ses plaies pour convaincre l’opinion publique du bien-fondé de vos récriminations et, ensuite, effacer ceux ou celles qui vous font de l’ombre. Ce que font certaines de nos féministes. Elles ignorent largement les Iraniennes, sous prétexte que nos victimes à nous seraient plus importantes. Autre exemple, ces femmes qui voulaient se joindre au cortège du 8 mars pour témoigner des atrocités commises par le Hamas le 7 octobre 2023 en Israël ont été chassées et traitées de fascistes. Moment abject qui marque l’adoption de l’antisémitisme par nos “staliniennes en jupon” (expression d’Annie Le Brun). Le club des victimes officielles compte tellement de prétendants qu’on se bat non plus contre les bourreaux mais surtout entre victimes ou pseudo-victimes.

Vous soulignez à ce titre que la Shoah est devenue la pierre de touche de la victimisation.

Il faut revenir à la querelle entre les juristes Raphael Lemkin et Hersch Lauterpacht à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Lemkin défend le terme de “génocide”, qui va triompher au procès de Nuremberg, quand Lauterpacht préfère parler de “crime contre l’humanité”. Quand le premier l’emporte, Lauterpacht commente très justement : on ouvre une boîte de Pandore. Pour être pris au sérieux, aujourd’hui, que vous soyez une personne privée ou un groupe, il faut immédiatement se revendiquer du crime maximal, il ne peut y en avoir de pire. Et de fait, aujourd’hui, tous les groupes ou minorités veulent leur génocide, y compris certaines féministes quand elles parlent de “gynocide” ou de “survivantes” des violences sexuelles, un terme associé aux camps de la mort. L’idée de gradation dans l’échelle des crimes n’existe plus. A tel point que le terme se voit retourné contre les Israéliens, qui seraient, au dire de l’ONU, de l’Afrique du Sud et des militants propalestiniens, eux-mêmes des génocidaires. Le juif jadis tué par les nazis devient à son tour un nazi qui tue les nouveaux juifs que sont les Palestiniens. Une série d’inversions victimaires éminemment problématiques.

Le terme de “génocide” est donc inadéquat ?

Non, il faut le conserver. Mais il y a en a eu très peu. Au XXᵉ siècle, trois avérés : les Arméniens, les juifs et les Tsiganes, et les Tutsi. Au Cambodge, on pourrait parler d’”autogénocide”, puisqu’il s’est agi d’un immense massacre de son propre peuple par un parti au pouvoir. On oublie qu’en son temps Jean-Marie Le Pen a usé et abusé du terme de “génocide culturel” appliqué aux Français, ce dont il accusait le pouvoir socialiste de François Mitterrand. Le mot a donc depuis longtemps dérivé de son sens originel. Dans le débat public, je doute qu’on puisse mettre un terme à cette surenchère. Il faut cependant que les juristes rappellent son sens exact : un génocide implique une intention d’éliminer tout ou partie d’un groupe en raison de sa croyance, de son appartenance, de sa couleur de peau, ce qui n’est pas le cas dans beaucoup de massacres. Les Rohingya, les Ouïghour parlent eux aussi de génocide, mais l’appellation doit être confirmée par les juristes et les observateurs. Or, pour les victimes, ces arguties sont insupportables, car elles cherchent avant tout à attirer l’attention sur leur calvaire. Une persécution n’a pas besoin d’atteindre le niveau du “génocide” pour être dénoncée.

Il est curieux, de surcroît, que la surenchère soit à géométrie variable. Ainsi, pendant que l’on se focalise sur le Proche-Orient, on oublie tout un pan du monde, l’Afrique. En RDC, près de 5 millions de personnes sont mortes depuis les années 1990 en raison de luttes intertribales et, aujourd’hui, des combats affreux se déroulent à Goma, mais ils passent sous les radars. En Ethiopie, une famine fait rage au Tigré à la suite de la guerre civile, mais personne ne s’y intéresse. Le kilomètre sentimental joue en faveur des Palestiniens et, dans une moindre mesure, des Israéliens. En l’occurrence, la vie d’un Arabe ne semble valoir que si elle est prise par un juif. Quand les Arabes se tuent entre eux – 400 000 morts en Syrie, 370 000 au Yémen… –, cela n’a aucune importance et n’émeut pas la gauche chic.

Autre terme inadéquat, selon vous, celui de “féminicide”, car le meurtre d’une femme ne provient pas toujours du fait qu’elle a été visée en tant que femme – très souvent, il s’agit d’homicides conjugaux.

Dans les couples gays et lesbiens, on observe les mêmes conduites violentes, coups, viols, meurtres, que dans les couples hétérosexuels. Récemment, Amélie Mauresmo a porté plainte contre sa compagne pour violences conjugales. Cependant, le mot “féminicide” n’est autorisé que quand le tueur entend liquider les femmes parce qu’elles se refusent à lui. C’est le cas des “incels”, ces célibataires involontaires ou, à la rigueur, de certains narcotrafiquants. Or il faut distinguer cela de ce qu’on appelait autrefois le “crime passionnel”, un terme que les féministes abhorrent, et que l’on pourrait appeler un “conjuguicide”. N’oublions pas non plus que des femmes tuent leur mari. Tout le monde le sait depuis que le mariage d’amour existe : la coexistence entre deux époux, quels que soient leurs sexes, est difficile et, à certains moments, on ne supporte plus son conjoint, comme le chante Aznavour dans Tu t’laisses aller. Mais, quand il s’agit d’éliminer les hommes, comme Alice Coffin le propose avec tant de délicatesse, cela ne pose aucun problème…

Vous mentionnez des candidats moins attendus à la victimisation, comme Vladimir Poutine.

Historiquement, le nazisme est fondé sur l’image de la brute blonde qui asservit les races inférieures, et le communisme, sur la défense de l’exploité, de la classe ouvrière qui va racheter l’humanité. Dans l’histoire de l’URSS, le discours victimaire est fondamental. On défend les acquis du socialisme non pas pour opprimer l’humanité mais pour la délivrer de ses chaînes capitalistes. Poutine a repris cette rhétorique tout en l’associant à un culte de la force. Il oscille en permanence entre les deux : tantôt, il explique que les minorités russes sont opprimées en Ukraine ou dans les pays Baltes, tantôt, qu’il va nous écraser avec l’arme atomique. Erdogan fait de même à l’égard des Arméniens.

Est-ce calculé ?

C’est spontané. La rhétorique victimaire est intimement liée à l’histoire du communisme. Marx était un chrétien qui s’ignorait, il pensait que la classe ouvrière était la classe rédemptrice. Elle avait une vocation messianique dans le sens que le terme prend dans la tradition juive : chez les juifs, le sauveur est à venir. De même, pour Marx, sont à venir le triomphe de la classe ouvrière et l’avènement de la société sans classes. En URSS et dans ses satellites, c’était un langage courant. Si vous vous opposiez au socialisme triomphant, vous étiez un ennemi de l’humanité, et il fallait vous abattre.

Vous parlez de “plagiat générationnel” pour décrire les révoltes des jeunes d’aujourd’hui.

J’ai été frappé par l’expression “OK boomer”, qui signifie “cause toujours, tu ne comprends rien”. Nous faisions de même avec nos parents. Leurs expressions nous semblaient vides de sens dans la mesure où ils appartenaient au mauvais monde, celui d’avant. “OK boomer”, dans la bouche de Greta Thunberg et consorts, signifie que nous avons tout faux, que nous avons asséché la planète, joui inconsidérément, et donc que nos avis ne les intéressent pas. Mais, ce faisant, ces jeunes font exactement ce que nous faisions à l’égard de nos parents. En croyant nous contredire, ils nous imitent. Leurs thèmes de prédilection sont les mêmes que les nôtres : l’écologie, le féminisme, l’antiracisme.

Leur plagiat reste incomplet puisqu’il leur manque une réflexion antitotalitaire. Le féminisme d’aujourd’hui comporte une composante violente et même antisémite, je l’ai dit, et une haine des hommes viscérale. L’antiracisme est très ambigu quand il désigne le seul homme blanc comme fauteur de discriminations. L’écologie sombre dans les facilités du catastrophisme. Surtout, c’est une génération de la jérémiade. Il leur manque une chose, qui nous portait, malgré toutes les bêtises que nous avons dites : la croyance dans l’avenir. Ils n’ont qu’un “futur” sombre, celui de la fin du mois ou de la fin du monde, car ils sont en proie à l’éco-anxiété. Ils ne savent que récriminer, maudire, geindre, détruire des tableaux, mener des actions violentes quand ils veulent empêcher quelque chose comme la construction d’une autoroute. L’idée d’espérance, une très belle idée du christianisme, me semble-t-il, a complètement disparu. Cette génération n’a rien à proposer d’autre que son propre désespoir. Le fond de l’air est à la fin des temps.

C’est une forme de nihilisme immature ?

Oui, c’est Gaston Lagaffe déguisé en professeur Philippulus.

Pire, montrez-vous, le statut de victime autorise les intéressés à se faire les bourreaux des autres.

Le statut de victime donne tous les droits et soustrait à toutes les obligations. Le victimisme est un bellicisme, il vous donne le droit d’agresser ou de tuer en toute impunité. Je pourrais prendre l’exemple du malade qui, dans sa famille, profite de son statut de faiblesse pour tyranniser son entourage. Nous avons aussi évoqué Poutine. Ou encore, prenons les anciennes colonies. Pendant soixante ans, elles se sont plaintes de subir une forme de néocolonialisme. Or, récemment, le Niger, le Burkina Faso et le Mali ont rompu leurs relations avec la France et la Cedeao pour en nouer de nouvelles avec la Russie au nom de l’oppression coloniale et de la collusion supposée de Paris avec les djihadistes. Ils ne feront qu’entraîner leur peuple dans la misère. Mais le droit de se dire victimes de l’ancienne métropole leur permet de s’affranchir de toutes les règles démocratiques.

Mais tout le monde n’a pas le droit d’être une victime, par exemple les riches et les puissants.

Les puissants ne peuvent pas être de véritables victimes, même s’ils se plaisent à revendiquer ce statut : Trump prétend, par exemple, être la réincarnation du Christ ou bien il se compare à Navalny. Au moins, il est drôle dans sa folie narcissique… Désigner un concurrent à la victimisation comme un puissant permet au passage, dans la concurrence victimaire, de s’en débarrasser.

Comment répare-t-on ses malheurs, quand ils sont réels ?

La justice, d’abord, permet aux victimes d’exposer leurs malheurs. Cependant, elle reste une opération symbolique. La réparation personnelle, elle, prend du temps. Mais elle est possible, et les exemples sont innombrables de gens qui se sont reconstruits après un traumatisme. Vivre avec l’obsession d’une mémoire douloureuse, c’est s’empêcher de se projeter dans l’avenir. Il faut mettre un peu d’endurance dans sa vie et ne pas toujours gratter ses plaies ou jeter à la figure des autres son propre malheur. Les souffrances s’oublient beaucoup plus vite que les joies, comme les douleurs physiques. De même qu’il existe une amnésie bienheureuse du corps, je crois dans les vertus de l’oubli. C’est une faculté de recommencement dans l’existence, de régénération, de digestion des malheurs et des rancunes. Sans lui, nous resterions bloqués à un stade antérieur de notre propre évolution. C’est pourquoi aussi la vengeance est condamnée par toutes les religions. On ne peut pas ressasser indéfiniment ses griefs. On le voit dans certaines familles, quand des parents tentent de transmettre à leurs enfants leurs rancœurs. Mais, un enfant, c’est la capacité de dire “j’efface”. La beauté de la vie, c’est cette capacité d’effacement, d’annulation des dettes passées. L’oubli vaut aussi à l’échelle d’un groupe ou d’un pays. C’est ainsi que les relations entre catholiques et protestants, en France, sont désormais apaisées. Après s’être entre-tués, ils sont passés à autre chose. Mais, pour que l’oubli collectif advienne, il faut la disparition d’une génération : la mort réconcilie tout le monde.

Et le pardon ?

Le pardon répond à une offense, à condition que l’offenseur ait fait l’effort de demander pardon. Je cite dans mon livre le cas de cette résistante, Noëlla Rouget, déportée à Ravensbrück et qui, au retour des camps, a obtenu du général de Gaulle la grâce de son bourreau, Jacques Vasseur. Ce collaborateur zélé de la Gestapo à Angers, responsable de 230 morts et 310 déportations, l’avait torturée. Ils entretiendront une correspondance sans qu’il exprime jamais le moindre regret. Dans ce cas, le pardon ressemble à une vengeance intelligente, puisque cette femme a pu exercer sur son tortionnaire une certaine forme d’ascendant.

Si les victimes ne sont pas réelles, il ne peut donc y avoir ni pardon ni oubli ?

Non. Il n’y a pas de réparation à des crimes imaginaires. Il n’y a qu’une vindicte éternelle.

Que faire contre la vindicte éternelle ?

Au niveau collectif, c’est un travail de fine politique. C’est aux élites de dénoncer les fausses victimes. Certes, on peut souffrir sincèrement de maux imaginaires, mais cela relève de la psychiatrie. Pour le reste, rappelons le message des Lumières : combattre les injustices, aider les plus vulnérables, encourager l’esprit de résistance en chacun et, surtout, célébrer la joie et l’incroyable privilège d’être vivant.

* Je souffre donc je suis. Portrait de la victime en héros, par Pascal Bruckner. Grasset, 320 p., 22 €.

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